Algérie : L’irresistible ascension de Moh Sberdina

Abdelaziz Chorfa

Quand Moh Sberdina fut à bout de force, il quitta le collège complètement dégoûté des cours, des cahiers, des livres, des profs, des devoirs et du suspense qui lui tournait le sang chaque jour dans l’attente du doigt menaçant de l’enseignant -et surtout de l’enseignante- qui le désignerait pour monter au tableau.
Il haïssait aussi le tableau, noir ou vert, en bois ou en métal.

Il avait en horreur tous les élèves qui avaient la moyenne ou plus et spécialement ce bâtard de premier de la classe qui profitait de la situation : il ne traînait jamais dehors après dix-huit heures, ne partait jamais en expédition à la campagne pour chasser les gerboises et, en plus, était d’une propreté de fils à maman insupportable.

Moh occupait impérialement la dernière place du classement et même si son père en avait honte, lui en rigolait franchement avec ses copains du fond de la classe abonnés au radiateur.
Il s’absentait déjà souvent. Il n’allait à l’école que contraint et forcé, quand son père l’accompagnait ou quand il y avait un examen à passer.
Ayant longuement réfléchi à l’utilité de l’école, des livres et du savoir, il décida qu’en réalité, il n’en avait aucun besoin. Après tout, Kada, le grand avant-centre allait bientôt jouer en équipe nationale sans avoir jamais fréquenté l’école. Cadavre, le vendeur de vêtements, n’avait pas dépassé le Certificat de Fin d’Etudes. Makhlouf-passe-par-là était allé jusqu’en troisième mais c’était parce que son frère était enseignant. Il était aujourd’hui le leader de la friperie au souk el Asser.

Tout bien réfléchi, Moh Sberdina trouvait que l’école avait usurpé sa réputation de fabrique de citoyens destinés à réussir.
Il commença par s’introduire auprès du photographe du quartier en allant lui chercher le thé au café du coin. Il courait dix fois par jour jusqu’au comptoir pour revenir à toute vitesse avec le verre de thé qu lui brûlait les mains.

En deux ans, il avait escroqué le vieux photographe et pris possession de sa boutique. Personne n’a jamais su comment il avait fait mais depuis, tout le monde a compris quel débrouillard il était, combien il était malin, et tous ses anciens camarades de l’école, y compris le premier de la classe, lui témoignaient un respect nouveau quoique légèrement terrifié.

A vingt ans, il avait acheté sa première voiture et déposé des arrhes pour un terrain à construire. Les gens du patelin n’en revenaient pas de voir qu’un petit salon photo pouvait produire autant de richesse. Ils mirent tout ça sur le compte de la jeunesse, la débrouillardise de Moh et son sens des relations publiques.
Les mauvaises langues prétendirent qu’il traficotait un peu plus qu’il ne travaillait. Certains allèrent même jusqu’à insinuer qu’il faisait chanter la belle Meskia après l’avoir photographiée toute nue. D’autres hypothèses malveillantes coururent mais personne ne put jamais rien prouver.

Un jour, Moh Sberdina disparut. D’un coup, il n’était plus là. Les supputations allèrent bon train jusqu’à ce qu’un voyageur revenu d’Alger racontât que Moh s’était installé dans la capitale et avait proposé ses services de reporter-photo à un journal national.
Toute la petite ville en parla pendant tout le ramadan.
Devinez quoi ?
Vous allez rire : Moh Sberdina est aujourd’hui le patron du journal…

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