« Au départ, on nous a dit de prendre des provisions pour une semaine », raconte Lamine, un des chefs tribaux installés dans le camp al Wahda. Après un mois, on a ramené les tentes caïdales. Puis nos familles nous ont rejoint. Au bout de deux ans, on s’est mis à construire en dur ». Et pourtant, en 1991, personne n’est venu en son plein gré. Les Caïds et Khalifas venaient frapper à la porte de chaque famille pour leur apporter l’ordre du palais : Le départ vers le Sahara pour demander la participation au référendum est obligatoire. Mais depuis des années les perspectives d’un référendum se sont dissipées et le Maroc n’est pas près de l’accepter. Alors, pourquoi ces gens ont accepté de rester, supporter ces conditions de vie indignes? Au camp Al Wahda, si les logements sont précaires, la vie est gratuite. Ici, l’État subventionne tout : la nourriture, l’eau, l’électricité. Tous les 10 jours, les rations alimentaires sont distribuées aux familles par le responsable du bloc qui, seul, bénéficie en parallèle de la fameuse carte d’entraide nationale. Chaque personne reçoit 1 pain de sucre, 200 grammes de thé, 200 grammes de lait en poudre, 500 grammes d’huile de table et 2 fois par semaine, 400 grammes de viande. Dès le début, le trafic a fleuri. Les provisions distribuées sont revendues aux autres habitants de la ville à des prix qui font la concurrence aux produits se trouvant dans le marché. Durant toutes ces années, les habitants des bidonvilles ont pu faire des économies. Maintenant, ils remercient le bon Dieu de ne pas être restés dans ses villes d’origine de Tant-Tan, Goulimim, toute la région du Ouad-Noun, etc, où la situation économique et sociale s’est beaucoup dégradée les dernières années. Pour eux, c’est un coup de grâce!
Il faut dire que les relations entre les habitants de Laâyoune d’origine sahraouie et ceux du camp sont longtemps restées très distantes. On les considérait comme le reste des colons, on ne se mélangeait pas avec ceux que la ville avait baptisés « les Kurdes ». Au fil des années, leurs conditions de vie, et l’émergence d’une nouvelle génération, a fait naître un certain sentiment d’appartenance à la terre des ancêtres. Lors du soulèvement populaire de 1999, les quartiers Moulay Rachid et Mâatal-la se sont vus soutenus par des jeunes du camp Al Wahda et d’autres ont pu trouver refuge à ce dernier face à la sauvage agression organisée par les forces de l’ordre appuyés par la foule de colons embrigadée pour « mater les sahraouis ». Le camp Al Wahda est, désormais, appelée par les sahraouis, le « camp de secours ». Après ces évènements, le sentiment de la population locale et celle du camp Al Wahda envers les « gens du nord » relevait d’une importance capitale. Ils constituent un risque majeur pour la tenue de tout référendum d’autodétermination. Dorénavant, l’administration marocaine ne peut plus faire confiance aux milliers de gens qu’elle a amenés pour s’assurer de la victoire dans les urnes. Pour le Makhzen, il faut absolument éviter la tenue de ce référendum dont le résultat n’est plus garanti. C’est peut-être une des raisons qui poussent le Maroc à refuser toute solution qui passe par les urnes même avec un corps électoral élargi.
L’administration marocaine, consciente de la mesure du potentiel explosif de la situation, commence à prendre des mesures. La plus urgente : la construction de logements sociaux dont la distribution a été achevée en 2008 avec la disparition des derniers bidonvilles. La situation économique oblige la garde des subventions de l’Etat dont une grande partie est déviée par l’armée, responsable de sa distribution.
Le 22 octobre, des citoyens du camp Al Wahda à Smara ont bloqué un trailer de l’armée chargé de provisions alimentaires lors de sa sortie d’un dépôt militaire se trouvant dans la ville. Des militaires chargés de la garde et des agents de sécurité sont intervenus pour libérer le véhicule suspecté d’être utilisé pour dévier les produits alimentaires depuis la base militaire à Smara où sont stockés pour être distribués aux locataires du camp Al Wahda. Cette démarche est leur manière de protester contre le trafic pratiqué dans l’armée.
Pour ôter à ses généraux toute velléité de coup d’État, Hassan II avait imaginé une bonne parade : les enrichir par l’octroi de fermes agricoles, de lotissements à bâtir ou simplement en les laissant se livrer à toutes sortes de trafics juteux. La recette a été efficace. Grâce aux largesses du roi défunt, à son laxisme, quantité d’officiers supérieurs ont bâti des fortunes colossales dans l’immobilier, l’agriculture, la pêche ou l’industrie. Les bons de carburant distribués aux unités sont revendus à l’extérieur des casernes. Des officiers prélèvent leur dîme sur la nourriture destinée aux soldats. D’autres n’hésitent pas à mettre la main sur les primes octroyées aux militaires en garnison au Sahara occidental. Au Maroc où le chômage des jeunes atteint des proportions catastrophiques, il faut même payer pour pouvoir être enrôlé dans l’armée. » (Extraits d’un article de Jean-Pierre Tuquoi, Le Monde, décembre 1999.)
En 2001, Demain Magazine consacrait une série d’articles concernant le phénomène de la corruption au sein de l’armée marocaine au Sahara Occidental, en citant les noms des officiers et des bateaux ayant profité de licences illégales. D’après ces articles, la suspension des accords de pêches avec l’Union Européenne aurait été motivée par le souci de protéger les intérêts des militaires.
Lorsque, dernièrement, le fils du général Mohamed Mohattane, devenu célèbre lors de la bataille de Ouarkziz, a été arrêté en flagrant délit de trafic de drogue, la presse a été choquée de sa rapide libération. De là à déduire une implication de tous les officiers supérieurs dans les affaires de drogue, il n’y a qu’un pas très facile à franchir.
En février 2007, deux généraux marocains sont impliqués dans le trafic basé dans les territoires occupés du Sahara occidental, selon le journal espagnol La Razon. Selon l’information d’Interpol qui a alerté les autorités marocaines, la drogue est débarquée soit sur les côtes sahraouies ou directement transvasée des bateaux de marchandise vers les bateaux de pêche. Les perquisitions menées sur ordre du roi ont permis à la police de trouver la drogue dans un conteneur appartenant à une société dont le propriétaire est un général de l’armée royale qui est aussi actionnaire dans plusieurs entreprises de pêche. Ce qui explique, peut-être, la réaction passive des autorités qui gèrent cette région en constante tension. Le principal suspect est une société qui possède une trentaine de bateaux congélateurs appartenant au général Bennani, inspecteur général des FAR, Housni Benslimane responsable de la gendarmerie royale et Abdelhak Kadiri ex-responsable du service de renseignement et conseiller militaire proche du roi. Cette affaire a démontré enfin que le palais royal n’a aucune autorité sur les territoires sahraouis qu’il occupe depuis 1975 alors qu’il y déploie toute une armée pour réprimer opposants et manifestants autochtones.
Les militaires qui ont osé dénoncer la corruption dans l’armée ont été sévèrement punis. Ainsi, en 1998, le capitaine Mustapha Adib alors âgé de 33 ans, avait dénoncé la corruption dans une base militaire à Errachidia où il avait été affecté. La suite on la connaît, il avait été poursuivi, radié de l’armée puis incarcéré en décembre 1999 pour avoir enfreint le secret militaire en s’adressant à la presse. Ce qui lui avait valu en 2000 une condamnation à 5 ans de prison, commuée en 30 mois après cassation. Il avait été libéré en mai 2002 et s’était établi une année plus tard en France.
En 2002, dans un communiqué, un comité d’action d’officiers libres des Forces Armées Marocaines, de création récente, a dénoncé la corruption dans l’armée. Il s’agit, selon des exilés marocains en France, de jeunes officiers opérant au Sahara Occidental. Les signataires du communiqué dénoncent « le pouvoir des généraux en place et de certains officiers supérieurs » qui puisent « dans les caisses des différents corps d’armée (…) au détriment des troupes et des hommes qui ont subi une constante détérioration de leur niveau de vie en caserne ». Le mouvement menace de « passer à l’action directe » et demande au roi d’écouter leurs revendications, dont la mise à la retraite des chefs actuels, un contrôle des dépenses sociales des armées et la libération des officiers condamnés pour avoir dénoncé la corruption dans leurs unités.
Le 14 mars 2002, Brahim Jalti prend en otages, aidé par Jamal Zaïm, un colonel et un capitaine dans la caserne d’Oujda. Aux négociateurs, il fixe un ultimatum : “On ne les libèrera pas tant qu’on n’aura pas vu le roi”. La prise d’otages ne dure finalement que deux heures et demie. Zaïm est maîtrisé, alors que Jalti finit par se rendre. Après une enquête qui durera trente jours, les deux soldats sont présentés, le 21 mai 2002, au Tribunal militaire de Rabat, qui expédie l’affaire dans la journée. Verdict : 7 ans de prison ferme pour Jalti et 8 ans pour Zaïm.
Aujourd’hui, devant l’impunité des FAR marocaines, réussiront les camps Al Wahda à les empêcher de vendre leurs provisions? Ils n’ont pas facil face à un adversaire craigné par le roi du Maroc même.
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