Un nouvel acteur, « sorti de nulle part (1) », est apparu sur la scène politique et sociale : les Gilets jaunes. Dans une société française assommée par des décennies d’austérité, désespérée par les défaites et les reculs sociaux, le mouvement des Gilets jaunes a sonné l’alarme sociale et donné le premier coup d’arrêt à la politique d’appauvrissement et de dislocation sociale menée par les pouvoirs successifs.
Ce mouvement délibère, propose, agit. À la verticalité jupitérienne, à la délégation de pouvoir, il oppose l’horizontalité démocratique :
Les Gilets jaunes qui bloquent les routes en refusant toute forme de récupération politique s’inscrivent confusément dans le prolongement du combat des sans-culottes en 1792-1794, des citoyens-combattants de février 1848, des communards de 1871 et des anarcho-syndicalistes de la Belle Époque (2).
Suspicieux, d’aucuns ont choisi de se focaliser sur les manifestations de racisme, d’islamophobie ou de sexisme qui ont pu émailler le mouvement. L’extrême droite est certes en embuscade et tente d’imprimer sa marque sur le mouvement. Invité sur les plateaux de télévision, un « Gilet jaune » du Vaucluse affirme ainsi souhaiter le remplacement d’Emmanuel Macron par le général de Villiers (3) et la nécessité de chasser les immigrés…
Dans une France qui a vu Marine Le Pen recueillir 34% des voix au dernier scrutin présidentiel, un pays où la discrimination raciale structurelle est si ancrée, comment un mouvement aussi large, constitué et enraciné localement en si peu de jours, pourrait-il, ici ou là, échapper aux relents de haine et de division instillés par l’extrême droite et les politiques mises en œuvre ? Dans tout mou-vement de masse, des revendications et des postures basées sur la recherche de boucs émissaires (en l’occurrence les personnes migrantes) émergent. C’est, nous semble-t-il, en étant « tous et toutes ensemble » dans le mouvement qu’elles peuvent être repoussées. Il est décisif que le mouvement ne se laisse pas détourner de son centre de gravité : solidarité, justice sociale et démocratie.
Interloqué·es, déconcerté·es et éberlué·es, commentateur·trices et journalistes interrogent les citoyen·nes insurgé·es, parfois de façon comminatoire : « Qui êtes-vous ? », « Que voulez-vous ? » On sent leurs difficultés à saisir les réponses qui se sont faites jour derrière le rejet des taxes : « Nous sommes le peuple », « Ce que nous voulons ? Tout et tout de suite ! » C’est manifestement excessif pour celles et ceux qui dans leur « candeur » pensent que les Parisien·nes se sont levé·es le matin du 14 juillet 1789 en se disant : « Tiens, si on allait prendre la Bastille et proclamer la République ! (4) »
Pour les « élites » au pouvoir, les « gens d’en bas » doivent rester à leur place et l’inconcevable est en train de se produire. Un nouveau sujet politique et social est en voie de constitution et affirme sa légitime souveraineté : le peuple des salarié·es du privé et du public, des privé·es d’emploi, des retraité·es, des jeunes, des auto-entrepreneur·es pauvres… Il s’est doté de sa marque de fabrique, de ses espaces de discussion et de décision, il agit selon ses propres modalités et impose son propre rythme.
Un sentiment d’appartenance sociale
Pour ceux et celles qui avaient douté de ce qui avait commencé il y a deux ans, les voilà les nouvelles « Nuit debout ». Et leur composition sociale dément les affirmations sur la « passivité » et le « chacun pour soi dépolitisé».
Hier, isolé·e, chacune et chacun vivait sa précarité comme une souffrance individuelle et avait pu céder au fatalisme. L’irruption du mouvement des Gilets jaunes a d’ores et déjà changé cette pesanteur écrasante. Au-delà des tensions internes normales, la mise en commun et la reconnaissance des mêmes douleurs sociales ont créé un fort sentiment d’appartenance commune à une sorte de « tiers-état » du 21e siècle qui se cristallise dans la détestation d’un président de la République qui, à lui seul, prend le visage des deux cents familles maîtresses de l’économie et de la politique françaises à l’époque du Front populaire.
Une conscience sociale, certain·es diraient une conscience de classe, fermente dans cette fraternité qui s’est installée. Cette nouvelle communauté sociale a créé son drapeau: le gilet jaune qui rend visibles les invisibles d’hier. Porté sur les épaules, arboré derrière le pare-brise ou brandi à bout de bras, il a fait reculer le pouvoir néolibéral et compte bien le faire reculer encore.
Les femmes aussi sont sur les ronds-points et les blocages, au premier rang des manifestations et dans la prise de parole. Présentes sur les plateaux de télévision, elles donnent au mouvement un visage inhabituel car trop souvent dans les mouvements sociaux ce sont les hommes qui parlent. Elles sont là et elles ne passent pas inaperçues, elles disent leur situation et leurs engagements. Premières victimes de la précarité, du chômage et du temps partiel imposé, les femmes en gilets jaunes dénoncent la condition qui leur est faite dans la société. Elles sont une force vitale du mouvement.
Quant aux plus jeunes, s’ils ont souvent « montré la voie », comme en 68 ou plus récemment en 2006 contre le CPE, aujourd’hui ce sont les Gilets jaunes qui ont ouvert la brèche. La contestation lycéenne qui secoue actuellement les centaines d’établissements scolaires s’inscrit dans ce contexte. À sa manière, elle reflète les préoccupations de leurs familles et de leurs proches: le chômage, la précarité, les fins de mois difficiles sont aussi leur quotidien. La répression du mouvement lycéen vise à faire peur. Pour éviter la contagion et empêcher la jonction entre la jeunesse scolarisée et le mouvement des Gilets jaunes, le pouvoir tente d’écraser dans l’œuf la contestation
Appropriation de l’espace public
Excédé par un Gilet jaune, un politicien a pu s’exclamer, un tantinet méprisant: « Mais c’est la démocratie des ronds-points que vous voulez ? » Trop tard, pourrait-on lui répondre, une nouvelle construction démocratique est déjà à l’œuvre. Elle se cherche, elle tâtonne, elle expérimente. Aux péages, sur les ronds-points, aux bords des routes, aux abords des zones industrielles et commerciales, des citoyen·nes se sont approprié l’espace public comme lieu d’existence sociale collective. « Cabane jaune », « QG jaune », « Maison du peuple jaune, mini-zad sont apparus qui ne sont pas sans rappeler le mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis et l’occupation de la place Tahrir en Égypte lors du Printemps arabe.
Ainsi les Gilets jaunes ont construit leurs propres parlements locaux où les actions se coordonnent, les blocages s’organisent, les débats se déroulent. Un nouveau lien social émerge qui brise l’isolement et le silence en affrontant le pouvoir de l’argent et son État.
Forts de leur légitimité, face à cet État, les Gilets jaunes imposent leurs lieux de manifestations, leurs modalités d’action, leurs revendications. Depuis plusieurs semaines, un nouveau pouvoir populaire – sera-t-il temporaire ? – organise la circulation routière et en a pris le contrôle, imposant par-ci par-là la gratuité des autoroutes.
Un programme en devenir
Parti de la question de la taxation inique des carburants et non – comme certains ont voulu le faire croire – contre l’écologie, le mouvement des Gilets jaunes a élargi sa vision commune des problèmes qu’ils et elles affrontent. Désormais, c’est le fonctionnement global de la société qui est interrogé, ainsi que le concentre parfaitement le slogan « Fin du monde, fin de mois, même combat ».
Les maîtres des informations s’étonnent que le retrait de cette taxation qui a mis le feu aux poudres n’arrête pas le mouvement. L’action en commun donne en effet confiance et forge l’expérience d’une communauté : la domination qui pèse chaque jour sur les dominé·es et les exploité·es est en partie effacée par le nombre et les échanges entre égaux. L’humiliation si souvent ressentie comme un obstacle à la discussion et à la parole s’estompe avec l’action commune : le goût et l’habitude viennent pour définir les buts du moment et ceux des jours à venir. Il en est de même dans tous les grands mouvements populaires, 1936, 1968, 1995…
Des cahiers de doléances sont élaborés. À sa manière, et évidemment avec des ambiguïtés, ce mouvement qui se dit « apolitique » redonne à la politique un contenu et une exigence que l’on avait quelque peu oubliés. Partage des richesses, augmentation d’au moins 300 euros du Smic, revalorisation des minimas sociaux à 1000 euros minimum, droit au travail, transformation des institutions, démocratie directe, contrôle des élus, gestion des moyens et finances publiques, services publics, logements sont soumis à la discussion publique. On va même jusqu’à exiger la fin des négociations secrètes puisque désormais les exigences démocratiques s’appuient sur les merveilles de la technologie. Un programme s’élabore en pointillé, jour après jour: chacun et chacune peut et doit y retrouver ses aspirations et la solution aux problèmes de la vie quotidienne et de l’organisation de la Cité.
Le mouvement des Gilets jaunes refuse souvent l’aide des syndicats – et a fortiori des partis – qu’il considère, à tort ou à raison, comme susceptibles de se substituer à leur auto-organisation. Il refuse la structure pyramidale commune aux organisations existantes et la délégation de pouvoir. Pour autant, certaines organisations syndicales et associatives ne sont pas restées indifférentes. Nombre de leurs membres sont présents sur les ronds-points, les structures territoriales et de site semblant les plus promptes à dialoguer avec ce mouvement inédit.
Cette irruption ne peut effacer en un instant les profondes et multiples divisions qui frappent le salariat de ce pays. Elle met néanmoins en lumière le processus d’adaptation des lieux et des modalités du combat syndical hérités du siècle passé aux nouvelles conditions de l’exploitation. La puissance et la profondeur de cette mobilisation antigouvernementale ainsi que les tensions et les débats qu’elle génère ne peuvent que faciliter la cristallisation de l’alliance progressiste nécessaire pour stopper la main trop visible des multinationales et des prédateurs. Les gilets rouges, verts, roses qui ont commencé à faire leur apparition pourraient en être les prémices (5). Malgré les hésitations et les doutes, voire les désaccords, certaines équipes d’animation des organisations syndicales sont nombreuses dans les régions à s’être engagées aux côtés des Gilets jaunes. Les documents que nous publions ici le montrent. La très grande différence quant à la réalité de la mobilisation citoyenne entre Paris d’une part et le reste du pays d’autre part, explique en partie les réserves exprimées au plan national par ces organisations qui, même quand elles sont fédéralistes, sont lourdement marquées par le centralisme parisien.
Insaisissable et incontournable, le mouvement a donc de quoi surprendre. Certain·es de ses « représentant·es » sont contesté·es dès leur « nomination (6) », d’autant qu’à côté des porte-parole autoproclamés, ce sont le pouvoir ou les médias qui prétendent les sélectionner. Pour endiguer la demande démocratique, ces messieurs-dames du Château inventent des « dispositifs » pour « recueillir » les doléances dans des préfectures et les sous-préfectures qui après « synthèses » seraient transmises aux services gouvernementaux… Ils veulent utiliser à leur profit l’initiative prise par certains maires de petites communes qui pensaient faire de leur mairie la maison commune où le « tiers » aurait pu s’assembler pour débattre et déposer ses cahiers de doléances.
Osons rêver d’autre chose : des « assemblées primaires » locales et des états généraux dotés de tous les moyens d’information, de communication et de délibération de notre temps. Osons rêver, avec La Réunion, d’une extension à toutes les colonies. Osons rêver, avec la Belgique, d’une extension européenne de cette dynamique démocratique.
Le mouvement des Gilets jaunes se donne le temps d’une respiration démocratique et ne cède en rien sur les agendas et les calendriers qu’on veut lui imposer. Il exprime, à sa façon, les possibilités d’une organisation autogérée de la société, d’un autogouvernement populaire.
Fidèles à la vocation des éditions Syllepse de « donner les moyens aux acteurs, individuels et collectifs, du mouvement social de publier leurs contributions », nous avons voulu réunir ici des textes et des déclarations, parmi beaucoup d’autres, qui nous ont semblé éclairants des questions sociales, démocratiques et écologiques que le mouvement des Gilets jaunes a mises, au sens propre comme au sens figuré, sur la place publique.
Gratuit, ce livre électronique est fait pour circuler le plus largement possible.
Cette première contribution des éditions Syllepse au mouvement social en cours ne peut pas offrir une image entière de ce mouvement en mouvement en raison de l’ampleur de celui-ci. Que cet ouvrage soit imparfait, nous le reconnaissons volontiers. Nous nous en réjouissons même car le mouvement des Gilets jaunes dans sa diversité et les questions qu’il nous pose ne peuvent tenir dans un seul livre.
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