Photo : Pambazuka News |
Voici le texte intégral de son intervention au Meeting de Solidarité avec les Révolutions dans le monde arabe, le 2 mai 2011, à la Bourse du travail de Paris. Diffusé par l’Agence im-média sur la page Facebook de l’Inter-collectif de Solidarité avec les luttes des peuples du monde arabe. Ingénieur et économiste, il est une figures marquantes du Mouvement altermondialiste.
Les insurrections révolutionnaires dans la région Maghreb-Machrek : Cinq premières leçons
Les processus révolutionnaires qui ont ouvert de nouvelles perspectives dans les pays du Maghreb et du Machrek sont toujours en cours. Ils n’ont pas encore accouché de tendances lourdes pour la satisfaction des aspirations populaires qui les ont générés. Mais pour Gustave Massiah, la convergence des luttes populaires au niveau régional est déjà féconde d’une nouvelle histoire.
Les révolutions arabes, au-delà de leurs différentes appellations, nous ont déjà beaucoup apporté. Elles constituent un événement, au sens fort du terme, difficilement prévisible, sauf a posteriori, et qui ouvre de nouveaux avenirs. Proposons de mettre en évidence cinq leçons que nous pouvons déjà en tirer.
PREMIERE LEÇON
La première leçon est que la situation peut-être qualifiée de révolutionnaire. Nous savions déjà que nous étions en situation de crise : crise du néolibéralisme en tant que phase de la mondialisation capitaliste ; crise des fondements du système capitaliste ; crise de la civilisation occidentale et de son hégémonie. Les insurrections des peuples de la région du Maghreb et du Machrek montrent qu’il ne s’agit pas simplement d’une crise. Au sens que donnaient Lénine et Gramcsi à la définition d’une situation révolutionnaire (« quand ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés et quand ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner »).
DEUXIEME LEÇON
La deuxième leçon est l’affirmation des revendications majeures : la question sociale, le refus de la corruption, les libertés, l’indépendance. Il s’agit d’une confirmation des contradictions de la situation actuelle : la prédominance des contradictions sociales entre les couches populaires et les oligarchies, l’explosion des inégalités sociales et de la corruption, les contradictions idéologiques autour de la question primordiale des libertés, les contradictions géopolitiques liées à l’hégémonie occidentale. Les contradictions écologiques ne sont pas absentes, notamment autour des questions des matières premières, de la terre et de l’eau, mais elles sont moins explicitement présentes que dans d’autres mouvements en Amérique Latine ou en Asie.
Les insurrections mettent en lumière l’évolution des contradictions sociales. Elles révèlent que les oligarchies ont divisé les classes dominantes. Dans la région, elles se sont réduites à des clans affairistes qui se sont appuyées sur les polices, les milices et les services secrets pour s’autonomiser par rapport aux armées qui les avaient mises au pouvoir. Elles soulignent que la corruption, résultat de la concentration de montants fabuleux dans les mains de l’oligarchie, est la résultante structurelle du néolibéralisme et qu’elle gangrène l’économie et la politique mondiale.
TROISIEME LEÇON
La troisième leçon est qu’en se révoltant à sa manière, une nouvelle génération a repris le flambeau révolutionnaire. Il ne s’agit pas tant de la jeunesse définie comme une tranche d’âge que d’une génération culturelle qui s’inscrit dans une situation et qui la transforme. Elle met en évidence les transformations sociales profondes liées à la démographie scolaire qui se traduit d’un côté par l’exode des cerveaux, de l’autre par les chômeurs diplômés. Les migrations relient cette génération au monde et à ses contradictions en termes de consommations, de cultures, de valeurs. Les résultats sont certes contradictoires, mais réduisent l’isolement et l’enfermement. Les chômeurs diplômés construisent une nouvelle alliance entre les enfants des couches populaires et ceux des couches moyennes.
Cette nouvelle génération construit une nouvelle culture politique. Elle modifie la manière de relier les déterminants des structurations sociales : les classes et les couches sociales, les religions, les références nationales et culturelles, les appartenances de genre et d’âge, les migrations et les diasporas, les territoires. Elle expérimente de nouvelles formes d’organisation à travers la maîtrise des réseaux numériques et sociaux, les tentatives d’auto-organisation et d’horizontalité. Elle tente de définir, dans les différentes situations, des formes d’autonomie entre les mouvements et les instances politiques. Par ses exigences et son inventivité, elle nous rappelle la forte phrase de Frantz Fanon : « chaque génération doit découvrir sa mission, pour la remplir ou pour la trahir ».
QUATRIEME LEÇON
La quatrième leçon est que l’enjeu est celui de la démocratisation à l’échelle de la région Maghreb-Machrek. A partir des situations nationales, du détonateur tunisien et de la conflagration égyptienne, l’insurrection s’est déployée avec ses spécificités sur la région. Il faut essayer de comprendre comment, à un moment donné, un peuple n’a plus peur de se révolter. C’est à l’échelle de la région que les peuples se sont révoltés. Ils ont dévoilé la nature des dictatures en remettant en question le rôle qui leur était dévolu par l’hégémonie occidentale. Ils ont montré la réalité des quatre fonctions que remplissaient ces dictatures : la garantie de l’accès aux matières premières, la garantie des accords militaires et notamment des traités avec Israël, le « containment » de l’islamisme, le contrôle des flux migratoires. La révolte des peuples se traduit par un dévoilement et une prise de conscience, elle participe de l’abolition des impossibilités. Une nouvelle approche est indispensable et devient possible.
La démocratisation se déploie à l’échelle des régions géoculturelles comme on a pu le voir dans d’autres régions. Les situations spécifiques sont nationales et ne sont pas abolies par l’échelle de la région. C’est à l’échelle nationale que se définissent les rapports aux Etats et aux institutions et aux instances politiques, que se nouent les alliances et que se dénouent les situations, que se construisent les transitions. Pour autant, l’échelle de la région est d’un grand intérêt. Comme un peuple se construit par l’histoire de ses luttes, une région se construit aussi à partir de ses transformations et de la convergence de l’action de ses peuples. C’est la construction d’une région Maghreb-Machrek qui est en cours.
Il n’est pas inintéressant de se référer à l’exemple de l’Amérique Latine qui était, il y a encore trente ans, un continent couvert de dictatures. Les révolutions populaires les ont renversées. Des démocraties leur ont succédé. Elles ont été contrôlées par des bourgeoisies qui ont mis en place des régimes de croissance néolibérale, correspondant à la logique dominante de la période. Il en est résulté un peu de démocratisation et beaucoup de luttes sociales. Les Etats-Unis ont fait évoluer leur domination en apprenant à passer du contrôle des dictatures au contrôle des démocraties. Mais, dans ce processus, de nouveaux mouvements sociaux et citoyens se sont développés en Amérique Latine, modifiant la situation dans de nombreux pays et dans la région. L’évolution n’est pas à envisager sur quelques mois, mais à l’échelle d’une génération. Dans la région Maghreb-Machrek, quels sont les nouveaux mouvements sociaux et citoyens qui vont émerger ?
CINQUIEME LEÇON
La cinquième leçon est que la nouvelle période ouvre la possibilité d’une nouvelle phase de la décolonisation. Le néolibéralisme a commencé par une offensive contre la première phase de la décolonisation ; une entreprise de recolonisation construite par le G7, qui était alors un G5, club des anciennes puissances coloniales arc-boutées sur le contrôle des matières premières et la domination du marché mondial.
Cette offensive a été construite autour de la gestion de la crise de la dette, des plans d’ajustement structurel, des interventions du FMI, de la Banque Mondiale, de l’OMC, sans compter les interventions militaires. Cette recolonisation s’est appuyée sur les régimes répressifs et oligarchiques des pays décolonisés, nés de la rupture des alliances de libération nationale entre les peuples et les élites. Cette remise au pas des peuples du Sud a précédé l’ajustement au marché mondial des capitaux des travailleurs des pays du Nord autour des politiques de chômage, de précarisation et de remise en cause des protections sociales et des services publics.
La nouvelle phase de la décolonisation correspondrait au passage de l’indépendance des Etats à l’autodétermination des peuples. Comme le précisait dès 1976 la Charte des droits des peuples, chaque peuple a droit à l’autodétermination externe contre toute forme de dépendance extérieure. Il a droit aussi à l’autodétermination interne, c’est-à-dire à un régime démocratique, au sens d’un régime qui garantisse les libertés individuelles et collectives. Cette nouvelle phase de la décolonisation nécessite une nouvelle avancée de la solidarité internationale. Cette solidarité se construit dans la convergence vers un autre monde possible. Elle commence par la convergence des mouvements Il s’agit des mouvements ouvriers, de salariés, paysans, des femmes, pour les droits humains, de jeunes, des peuples indigènes, écologistes, des peuples sans états, des migrants et des diasporas, des habitants, etc.
Cette convergence a progressé dans l’espace des Forums sociaux mondiaux autour d’une orientation stratégique : inventer l’égalité des droits pour tous à l’échelle mondiale et affirmer l’impératif démocratique. De nombreux mouvements de la région Maghreb-Machrek participent activement à ces convergences. Ce qu’apportent de nouveau les révolutions de la région, c’est l’actualité et l’importance de la convergence des peuples en mouvement.
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