Dominique Vidal « Une intifada contre soixante ans d’humiliations »

Journaliste au Monde diplomatique, Dominique Vidal vient de publier avec Alain Gresh une nouvelle édition des 100 clés du Proche-Orient, ouvrage de référence qui éclaire les répercussions du conflit israélo-palestinien dans des pays dont l’histoire tourmentée revient ces jours-ci à la une de l’actualité : Yémen, Syrie ou Jordanie.
Cette nouvelle édition sort 
à point nommé car on peut y trouver bien des clés pour comprendre ce qui se passe dans les différents pays. Une large place y est consacrée au conflit israélo-palestinien. Or, curieusement, bien que la question palestinienne soit centrale dans l’histoire de 
ce dernier siècle au Proche-Orient, elle a quasiment disparu des médias ces temps-ci. Pourquoi ?
Dominique Vidal. C’est un phénomène connu de la couverture médiatique : l’événement le plus brûlant prend le dessus, les autres sont éliminés, jusqu’à ce qu’un autre événement ailleurs vienne à la une et ainsi de suite. C’est regrettable, mais c’est ainsi. Je crois pourtant que ce qui se passe dans le monde arabe va modifier la donne en Palestine. Quand on parle du Proche-Orient et du Maghreb, tout se tient et c’est très difficile d’isoler le « printemps arabe », expression que j’aime bien, de l’hiver arabe. Je pense qu’il y a dans tout événement important de l’histoire – et c’en est un – des causes multiples. Toute explication monocausale est analphabète, a fortiori quand il s’agit d’événements populaires aussi puissants et spontanés. Personne ne peut prétendre qu’il y avait derrière cette succession de soulèvements un grand organisateur ni je ne sais quel complot.
 Parlez-nous de ces causes, que vous abordez en ouverture du livre.
Dominique Vidal. Les causes immédiates sont la misère, l’arrogance des puissants et des corrompus. Dans cette région qui produit un tiers du pétrole mondial et qui en détient les deux tiers des réserves, un habitant sur cinq survit avec moins de 2 dollars par jour. Le nombre de personnes sous-alimentées est passé en quinze ans de près de 20 millions à plus de 25 millions, le pourcentage officiel de chômeurs est de 15 % mais en réalité il est bien plus élevé, sans doute plus du double. 23 % des plus de quinze ans sont analphabètes, 17 % illettrés. La croissance moyenne du PIB entre 1980 et 2004 n’a pas dépassé 0,5 % par an. C’est donc une région de grande richesse potentielle, mais où l’arrogance des puissants et des corrompus qui en profitent contraste avec la misère de couches de plus en plus larges. Le dernier rapport du PNUD en 2009 montre que c’est la seule région du monde qui non seulement n’a pas progressé, mais a régressé dans toute une série de domaines au cours des vingt dernières années. À cela s’ajoute l’aspect dictatorial, les services de renseignements, la torture, etc. On le disait peu, car c’était des amis de l’Occident qui étaient au pouvoir, mais au Caire on se faisait arrêter pour n’importe quoi, même sans raison, et on était torturé dans un commissariat. J’ai des amis qui ont été témoins de ce genre de choses. Cela explique l’explosion. Mais ce sont seulement les causes immédiates. L’explication plus profonde est à chercher dans l’histoire : le printemps arabe est une intifada contre soixante ans d’humiliations en tous genres.
 Intifada, comme en Palestine ?
Dominique Vidal. Oui. Intifada veut dire, au sens littéral, relever la tête. Pour moi, ces humiliations ont commencé avec la Nakba. En 1948 la Palestine disparaît, 800 000 de ses habitants sont expulsés, manu militari souvent, comme les nouveaux historiens israéliens l’ont confirmé. Cela crée une spirale de guerre : on a dix guerres générales dans cette région depuis 1948, 1956, 1967, 1973, 1982, 2006, 2009 
– si on peut appeler cela une guerre : 
13 morts du côté israélien et 1 400 à Gaza. Sans oublier les métastases que sont les deux guerres du Golfe et la guerre en Irak, la guerre civile libanaise, résultats de ce tohu-bohu, mot hébreu qui dit bien ce qu’il veut dire : chaos. Cet état de guerre entre Israël et les pays arabes a eu des conséquences sur ce qui se passe aujourd’hui.
 Lesquelles ?
Dominique Vidal. D’abord, toutes les richesses détournées vers la course aux armements au lieu d’être investies dans le développement. Ensuite, l’état de guerre a été le prétexte idéal pour installer des dictatures : face à « l’ennemi sioniste » il fallait serrer les rangs. Quiconque n’était pas d’accord avec tel ou tel régime était un allié d’Israël. Enfin, l’échec des régimes baasistes – qu’il faut relativiser 
car ils ont apporté bien des acquis sociaux qui comptent encore aujourd’hui, au moins dans la mémoire des gens – est directement lié au conflit avec Israël. Nouvel échec d’ailleurs, quand les pays arabes sont entrés dans la mondialisation – avec notamment l’Infitah de Sadate, la libéralisation de l’économie qui n’a profité qu’à une toute petite catégorie sociale. On voit où tout cela a mené. Le terreau de l’intifada d’aujourd’hui, du printemps arabe, s’enracine bien dans cette histoire.
 Comment cela peut-il modifier 
la donne en Palestine ?
Dominique Vidal. Avant le geste de 
Mohamed Bouazizi, la situation était totalement bloquée. Il n’y avait rien à attendre du gouvernement israélien, le plus extrémiste de l’histoire 
d’Israël. Rien à attendre côté palestinien du fait de la division Fatah-
Hamas, dont les deux directions ont une responsabilité dans l’impasse et dans le refus de la surmonter. Le monde arabe gardait le silence le plus total depuis son offre positive de 2002 à Beyrouth. Du côté des États-Unis et de l’Union européenne, on assistait à un théâtre d’ombres : Obama a fait un discours magnifique au Caire, mais on n’a jamais vu ce discours se traduire en actes. L’Union européenne, avec son hypocrisie habituelle, faisait aussi de beaux discours : État palestinien, retrait des territoires occupés, arrêt de la colonisation, etc. On ne peut 
rêver mieux que la déclaration de l’UE 
du 8 décembre 2009. Sauf que le 
8 décembre 2008, elle avait approuvé le rehaussement des relations avec Israël. Après Gaza, on n’a plus osé le dire tout haut, mais chaque mois on signe un nouvel accord. C’est le rehaussement rampant. Israël obtient ainsi peu à peu tout ce qu’il veut sans respecter aucune des exigences ni d’Obama, ni de l’ONU, ni de l’Union européenne. Le printemps arabe change la donne et on le voit déjà.
 En quoi exactement ?
Dominique Vidal. Israël n’a plus ce qui était l’un des piliers principaux du statu quo : après avoir écrasé ses voisins arabes en 1967 dans une guerre préventive planifiée, il avait réussi à faire des paix séparées avec l’Égypte puis avec la Jordanie. Il était à l’abri de sa hantise : une guerre sur tous les fronts. Les régimes égyptien et jordanien étaient complices de ce statu quo. Le printemps arabe sape ce pilier. Sans doute, les dirigeants égyptiens et jordaniens ne vont pas déchirer les traités de paix. Mais je pense que l’ère de la complicité active est terminée. Vu la mobilisation de l’opinion et l’immense appel à la dignité que représentent ces mouvements, Israël va se retrouver plus isolé que jamais.
Le deuxième élément, c’est que le printemps arabe, comme le nuage de Tchernobyl, ne s’est pas arrêté aux frontières de la Cisjordanie et de Gaza. Il y a déjà eu des manifestations de jeunes importantes, à Ramallah et à Gaza, sur le thème « Dégage Hamas, dégage Abbas ». Le Hamas a envoyé ses nervis cogner sur les jeunes. Le 
Fatah a apporté sa sono pour pousser des mots d’ordre en faveur de l’unité, qui ne déplaisaient pas aux jeunes manifestants. Je ne pense pas que ce soit un hasard si, au beau milieu du printemps arabe, Mahmoud Abbas propose des élections législatives et présidentielle d’ici à la fin de l’année et si le Hamas après avoir dit non dit « on peut discuter ». Des deux côtés on voit bien qu’on ne peut pas continuer à entretenir la division. L’aspiration populaire est telle – même si les gens sont plus las qu’ailleurs, un peu comme en Algérie où ils sortent de vingt ans de guerre civile – que cette division qui arrange si bien Israël a des chances de se résorber.
Troisième point, il y a une dimension mondiale du printemps arabe. Depuis la chute du mur, il y avait une sorte de résignation mondiale. Comme si les gens avaient cru Fukuyama et sa fin de l’histoire. Les Américains faisaient ce qu’ils voulaient quand ils voulaient. Sauf qu’il y a eu l’échec en Irak, en Afghanistan, et maintenant ce printemps arabe qui les prive de certains de leurs alliés traditionnels. On assiste à une bascule des rapports de forces mondiaux : la Chine, la Russie, l’Inde, la Turquie, le Brésil… Et Obama est là pour essayer de gérer cela, de regagner un peu de terrain.
Cela ne peut pas être une coïncidence si au moment se où produit cette vague énorme et qui va durer, car c’est un mouvement de fond, on voit l’ONU se poser la question d’accueillir l’État de Palestine à la prochaine Assemblée générale, en septembre 2011, dans les frontières de 1967 et avec Jérusalem-Est pour capitale. En 1988, quand le Conseil palestinien d’Alger avait proclamé l’État de Palestine, 110 États l’avaient reconnu, essentiellement d’Asie et d’Afrique. Depuis trois mois on a une vague de reconnaissances formelles par la quasi-totalité des États latino-américains, sauf la Colombie. Pour cause : le régime israélien est l’un des alliés les plus efficaces de la dictature colombienne.
En Europe, le 13 décembre, le sommet de l’UE a dit : « On le reconnaîtra le moment venu. » Or, le nouveau ministre des Affaires étrangères, Alain Juppé, vient de dire, le 15 mars : « Nous n’en sommes pas là mais c’est une hypothèse qu’il faut avoir en tête, avec les autres pays de l’Union. »
Évidemment, le printemps arabe place les Occidentaux devant un dilemme cornélien : s’ils ne passent pas des paroles aux actes, ce bouleversement des rapports de forces risque de se concrétiser, et ils risquent d’être battus à l’Assemblée générale avec une écrasante majorité qui vote l’admission de l’État de Palestine. Et que fera le Conseil de sécurité ? En fait, plus un seul État au monde, sauf Israël, n’est opposé à l’admission de l’État de Palestine. Prendre le contre-pied de cela est un risque énorme, même pour les États-Unis.
 Pour revenir à l’actualité du printemps arabe, n’y a-t-il pas 
une exception libyenne ? C’est plutôt une guerre civile qu’une révolution.
Dominique Vidal. Oui, car la Libye n’est pas une nation comme les autres nations arabes. Ailleurs, il y a des nations constituées à travers l’histoire. Même au Maghreb, où le colonisateur a divisé, séparé, mais en constituant malgré lui des réalités spécifiques qui sont le Maroc, l’Algérie, la Tunisie. Il a oublié, malheureusement, le Sahara occidental, qui est un facteur de désunion et sur lequel l’Union européenne montre la même hypocrisie que pour la Palestine. On en est à renier les textes même des Nations unies, à renoncer au référendum, à laisser le Maroc coloniser dans des conditions hallucinantes. La Libye, contrairement aux autres pays du Maghreb, ne s’est forgé ni identité nationale ni réalité étatique. C’est une addition de clans. Le pouvoir de 
Kadhafi est simplement celui d’un clan sur les autres. Chavez et ses amis se trompent complètement, car ils continuent à voir en lui le révolutionnaire qu’il n’est plus depuis longtemps. Il est devenu depuis 2002 un allié fidèle de l’Occident et son agent du maintien de l’ordre en Afrique.
 Pourquoi, alors, Sarkozy l’a-t-il attaqué ?
Dominique Vidal. Parce que cela devenait intenable et que notre président de la République avait besoin de se refaire une santé sur le plan international. Et puis, il y a une résolution de l’ONU. Ce qui intrigue, c’est le fait que Ban Ki-moon n’ait pas essayé de négocier pour éviter le recours à la force, comme l’avait fait Perez de Cuellar avec Saddam Hussein en 1990. Le danger de cette intervention, à mon avis, c’est celui d’une division du pays, risque de division qui n’existe pas dans les autres pays arabes, à l’exception du Yémen, où il y a aussi des divisions tribales, régionales et religieuses. À mon avis, il n’y avait pas de bonne solution. Ne pas intervenir, c’était, outre le probable massacre de milliers de gens, le risque d’un coup d’arrêt au printemps arabe. C’était fini pour le Bahreïn, la Syrie aussi sans doute. Mais le fait que l’Otan reprenne les choses en main est inquiétant. Il y a matière à un débat, qu’il faut mener de sang-froid en tenant le plus grand compte des souffrances des populations. À mon avis, toutes les solutions étaient mauvaises : intervenir et ne rien faire.
 Y a-t-il un risque de voir les choses tourner mal en Syrie ?
Dominique Vidal. Je ne pense pas. En Syrie, même chez les opposants, il y a un certain respect pour le chef de l’État. Il ne s’est pas rendu indigne comme un Ben Ali ou un Moubarak. Il y a un certain respect pour la stature internationale de la Syrie, qui n’est pas devenue le larbin de l’Occident. Mais il y a évidemment beaucoup à dire sur le système dictatorial et la corruption, dans ce pays comme dans tous les autres. C’est pour y mettre fin que, là aussi, les gens manifestent. Et ce qui est extraordinaire, c’est que tous ces mouvements sont un démenti cinglant de ce que Huntington présentait comme un conflit de civilisations. C’est même tout le contraire : ces révolutions se font au nom des principes universels qui sont aussi les nôtres : liberté, égalité, solidarité et justice.
Les 100 clefs du Proche-Orient, Alain Gresh 
et Dominique Vidal, éditions Pluriel, 
750 pages, 17 euros.
Entretien réalisé par Françoise Germain-Robin

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