Par Stéphanie Plasse
Au Maroc, l’avortement clandestin est un fléau. Face à la pression sociale, de nombreuses femmes interrompent leur grossesse au péril de leur santé. Un acte pourtant interdit par la loi et condamné par le Coran.
Quotidiennement, des centaines de Marocaines avortent clandestinement. Mariées, célibataires, étudiantes, cette pratique touche les femmes de toutes les strates de la société. Pour échapper à la honte d’une naissance illégitime, elles se rendent dans les cabinets des gynécologues, des médecins généralistes, des sages femmes, aux conditions sanitaires parfois douteuses, pour avorter. Une activité lucrative pour les professionnels de la santé qui n’hésitent pas, moyennant 1500 à 5000 dirhams à interrompre leur grossesse. « Certains vivent essentiellement de cette pratique », note le Pr Chafik Chraïbi. Ce professeur de médecine et chef de service de gynécologie obstétrique à l’hôpital de Rabat a vu passer de nombreuses femmes avec des problèmes de santé (hémorragie, infection…) suite à des tentatives d’avortement pratiquées « à la sauvette » par des médecins mais également des « faiseuses d’ange » [1]. Face à ce constat, Chafik Chraïbi a décidé de fonder en 2007 l’association de lutte contre l’avortement clandestin (AMLAC) qui préconise la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse pour certains cas médicaux et sociaux précis : malformations fœtales, pathologies psychiatriques, viol, inceste, mineurs, les femmes âgées de plus de 45 ans. « Je n’encourage pas à la libéralisation des mœurs, je veux agir en promouvant l’éducation sexuelle dans les écoles, les moyens de contraception… », explique Chafik Chraïbi. Une pratique taboue D’après ce professeur de médecine, 600 avortements clandestins seraient pratiqués quotidiennement au Maroc. Un chiffre difficilement vérifiable. A ce jour, la seule étude sur ce sujet a été menée par l’Institut national des statistiques et d’économie appliquée de Rabat (INSEA). Elle indique que 10% des femmes mariées ont eu recours à l’avortement et 75% des mères célibataires ont pensé à interrompre leur grossesse. L’échantillon étudié comprenait 4553 femmes, âgées de 15 à 49 ans. Du côté de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les statistiques sur l’avortement sont rares. Le seul rapport existant est daté de 2003 et concerne toute l’Afrique du Nord. Il révèle qu’un million d’avortements étaient pratiqués dans cette partie du continent. « Chaque pays doit nous envoyer ses chiffres mais le Maroc ne nous les donne pas et on les attend toujours », confie un employé de l’OMS. Dans le pays de Mohammed VI, l’avortement est puni par la loi. Dans le Code pénal marocain (VIII), il est considéré comme un crime « contre l’ordre des familles et la moralité publique ». Une femme qui a recours à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), ou tente de le faire, encourt deux ans de prison. Les peines les plus lourdes sont réservées aux exécuteurs, ceux qui « par aliment, breuvages, médicaments, manœuvres, violences ou par tout autre moyen » ont pratiqué ou tenté de pratiquer un avortement, encourent de un à cinq ans d’emprisonnement. Elles peuvent atteindre dix à vingt en cas de mort de la patiente. Pour certains observateurs, cette loi ne correspond pas aux aspirations du Maroc en termes d’évolution des mœurs. « La justice est inadaptée à la société marocaine. Notre pays s’ouvre, se modernise et se libéralise », s’insurge Chafik Chraïbi, qui lors de conférences avoue avoir rencontré des procureurs plutôt récalcitrants à une modification de cette loi. « Les instances religieuses se sont montrées paradoxalement plus ouvertes », note-t-il. Religion et déshonneur A la suite d’une rencontre avec Saâdeddine Elotmani, le secrétaire général du Parti de la justice et du développement (PJD, islamique), une journée d’étude sur l’avortement a été menée au Parlement. « Le parti s’est dit prêt à tolérer l’avortement avant la huitième semaine d’aménorrhées dans certaines circonstances médicales et sociales », souligne Chafik Chraïbi. Une avancée pour le président de l’AMLAC qui prévoit de tenir un Congrès sur l’avortement clandestin à Rabat le 23 et 24 avril prochain. Au Maroc, les naissances illégitimes sont réprouvées par le Coran et constituent pour la famille un déshonneur. « Tout ça c’est triste, mais comment faire ? La religion nous l’interdit et cela est très mal perçu par les autres familles qui traiteront l’enfant de bâtard. Sans parler des frères, des pères et des oncles qui risquent de tuer la femme à cause du déshonneur qu’elle jette sur la famille », observe Sofya Amina, une jeune marocaine, membre du groupe Facebook intitulé “Et si on légalisait l’avortement”. Dans certains cas, la jeune fille enceinte informe sa mère de sa grossesse qui « l’accompagne se faire avorter afin qu’on la débarrasse de cette honte », ajoute Chafaki Fayssal, un autre membre de ce groupe. Les “filles-mères” au banc de la société Certaines Marocaines, qui ne veulent pas ou ne peuvent pas avorter par manque de moyens financiers, sont rejetées par leurs familles et se retrouvent seules. Des associations ont été créées pour leur venir en aide. A Agadir, Oum el Banine (la maison des enfants) accueille chaque année cent jeunes femmes, de leur 8ème mois de grossesse jusqu’à ce que l’enfant ait trois ans pour certains cas. La plupart d’entre elles ont été quittées par leur conjoint après avoir appris qu’elles étaient enceintes. « Ce ne sont pas des prostituées mais elles ont juste été naïves de croire au prince charmant », explique Majhouba Edbouche, la directrice de cette association. Dans ce foyer, les femmes sont suivies « médicalement et psychologiquement ». Elles peuvent apprendre à faire le ménage et la cuisine en vue d’une prochaine intégration professionnelle. Quarante jours après leur accouchement, les “filles-mères” peuvent louer des chambres, et une crèche est mise à leur disposition afin de les libérer pour leur permettre d’aller chercher du travail. A Oum el Banine, une attention toute particulière est portée à la réconciliation familiale. A la naissance de l’enfant, une rencontre est organisée avec les parents et le conjoint. « Les familles rejettent la fille parce qu’elles ne sont pas sensibilisées. C’est à la société civile mais avant tout à l’Etat de régler ce problème en instaurant des lois qui protègent la femme mais aussi les enfants. Au Maroc, l’avortement et les “filles-mères” ne sont pas des problèmes mais un phénomène », conclut la directrice du centre. Comme en Tunisie, le débat sur l’avortement clandestin pourrait aboutir sur un texte de loi légalisant l’IVG. Un grand pas pour le Maroc et pour ces femmes qui interrompent leur grossesse et se mettent en danger pour échapper à la pression sociale.
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