Une femme noire insultée et prise à partie, un couple d’homosexuels humilié, une femme musulmane forcée de retirer son voile, des migrants raillés et remis aux gendarmes, des tabassages en règle, des Marseillaises entonnées à pleins poumons, des bloqueurs qui applaudissent les forces de l’ordre et ne cachent pas leur sympathie pour Marine Le Pen…
Les violences et prises de position de ce type, qui se sont multipliées depuis la première journée d’action du 17 novembre et les jours suivants, ont de quoi nous faire sérieusement réfléchir sur la teneur et l’évolution du mouvement des « gilets jaunes ». La cour assidue que lui font des personnalités politiques d’extrême-droite n’arrange rien à l’affaire.
Alors de quelle couleur sont au juste ces « gilets jaunes » ? Y répondre signifie examiner la composition raciale d’un mouvement spontané et hétérogène qui ne s’est pas construit sur des bases racistes mais qui laisse toutefois un espace pour que s’exprime le racisme. Il s’agit également d’interroger la coloration politique d’une mobilisation qui échappe – pour le moment –aux grandes centrales syndicales, aux partis, ainsi qu’aux catégorisations politiques classiques, et qui apparait comme un exutoire pour des colères éparses mais
Pour qui ces violences sont-elles minoritaires ?
Rapportés aux 300 000 bloqueurs répartis le 17 novembre sur quelque 2 000 sites, les actes de violence mentionnés plus haut ont été qualifiés de « minoritaires », y compris par celles et ceux qui les ont condamnés fermement[1]. Mais pour qui ces actes sont-ils minoritaires ? Qu’est-ce que cela peut bien faire à une femme traitée de « sale noire » de savoir qu’ailleurs, sur d’autres sites, cela se serait sans doute mieux passé pour elle ?
La perspective d’actes isolés et minoritaires est de celles qui nient toute subjectivité aux victimes. Doit-on qualifier d’anecdotique la mort d’une centaine de femmes chaque année, tombées sous les coups de leurs compagnons, au motif que des dizaines de millions de femmes sont toujours en vie ou que quantité d’hommes ne lèvent pas la main sur leur compagnes ? Et que dire alors des crimes policiers, des agressions racistes, homophobes ? A partir de combien d’actes de violence de ce type cela devient-il grave, préoccupant ?
Répondre « pas tous les gilets jaunes », de la même manière qu’on rétorque « pas tous les Blancs » (lorsqu’on parle de racisme), « pas tous les hommes » (lorsqu’on parle du patriarcat), « pas tous les Arabes » (quand on parle de négrophobie), traduit la volonté d’ignorer l’expérience vécue par les victimes et de ramener la discussion vers des entités plus vastes qu’il s’agit alors de dédouaner (le pays, le groupe communautaire, etc.).
Indétermination politique
Nous comprenons que des personnes appartenant à des groupes minorés puissent alors rejeter en bloc le mouvement des « gilets jaunes » et refuser de s’y mêler. Mais nous pensons aussi qu’au moment où nous écrivons ces lignes, la situation n’est pas figée.
A Quimper, la sympathie pour la police a laissé place à des affrontements violents avec les forces de l’ordre venues déloger sans ménagement les bloqueurs[2]. A Saint-Nazaire, les « gilets jaunes » ont lancé un appel sans équivoque[3]. La hausse du SMIC et le rétablissement de l’ISF figurent parmi les revendications des bloqueurs à La Réunion. On compte parmi les « gilets jaunes » de Marseille des personnes mobilisées contre l’habitat indigne…
L’idée n’est pas d’opposer à travers ces quelques exemples une face lumineuse des blocages à une autre plus sordide, mais de relever que ce mouvement, qui s’écarte des sentiers balisés de la contestation, part réellement dans tous les sens. Porté par des personnes qui se sentent écrasées et dépossédées, il traduit un élan collectif et un réel espoir de changement (même confus). Il charrie aussi avec lui les rapports de domination existants dans la société. Son caractère horizontal, désordonné, l’expose à ces violences. Mais, répétons-le, la situation n’est pas figée.
réelles.
Le fond de l’air est raciste
Et puis, à qui ferons-nous croire que nous sommes surpris de voir des manifestations de racisme parmi les « gilets jaunes » ? N’y a-t-il pas au sein de ce mouvement autant de violence et de racisme qu’il y en a au sein de n’importe quel tribunal ou de n’importe quelle école de France ?
A ceci près que la violence des « gilets jaunes » s’exprime de manière crue et directe, et s’expose à une dénonciation immédiate sur les réseaux sociaux. Juges et professeurs (nous aurions pu prendre d’autres exemples) bénéficient en revanche de tout le poids de l’institution et disposent d’un arsenal juridique et symbolique de violences qu’ils peuvent exercer au quotidien sur les justiciables, les élèves ou leurs parents.
Bien évidemment qu’il y a eu et qu’il peut encore y avoir des actes racistes au cours des blocages. Dans le contexte actuel, la question serait plutôt comment pourrait-il ne pas y en avoir. Sans vouloir minimiser ou relativiser les violences commises, pourquoi devrions-nous tirer un bilan définitif des unes alors que nous vivons au quotidien sous l’effet des autres ? « En vérité, écrivait Frantz Fanon, y a-t-il donc une différence entre un racisme et un autre ? Ne retrouve-t-on pas la même
La contestation, un privilège ?
Le mouvement des « gilets jaunes » met en branle des populations dont on peine à trouver le dénominateur commun, sinon qu’elles sont animées d’une défiance plus ou moins grande vis-à-vis des partis, qu’elles revendiquent une baisse des taxes et la démission de Macron (parfois les deux), et qu’elles vivent principalement en milieu rural, en banlieue ou dans un entre-deux périurbain. Et puis qu’elles sont majoritairement blanches. Et cette donnée a son importance.
Dans une société structurellement raciste, tout mouvement collectif d’envergure se doit d’apparaitre neutre du point de vue racial (c’est-à-dire d’être très majoritairement blanc) sous peine de se voir qualifié de « communautariste ». Et même quand le mouvement est majoritairement porté par des Blanc.hes, il est des questions (liées aux réfugié.es, à l’islam, à la police, etc.) qui sont jugées clivantes et qu’il est conseillé de ne pas mettre en avant si le mouvement veut bénéficier de relais médiatiques et politiques.
Au cours des derniers jours, de nombreuses comparaisons ont été faites entre le traitement médiatique et policier réservé aux révoltes de l’automne 2005 et celui jugé plutôt complaisant à l’égard des « gilets jaunes » (même si en certains points la répression a pu être musclée et qu’en cas de prolongement du mouvement la tonalité du discours des médias dominants risque de changer). Pour compréhensibles qu’elles soient, ces comparaisons opèrent un nivellement par le bas et finissent par qualifier de privilège (ne pas subir de féroce répression et être disqualifié dans les médias) ce qui devrait être de mise pour tout mouvement social.
Le traitement médiatique et policier des contestations se fait – en partie – sur la base de critères racistes[5]. L’île de La Réunion est depuis quelques jours totalement paralysée sans que la presse ne s’en fasse particulièrement l’écho. La situation atteint pourtant un point critique : le couvre-feu a été décrété, la répression des forces de l’ordre est particulièrement brutale et les autorités encouragent même les commerçants à former de véritables milices pour lutter contre des violences qualifiées d’ « illégitimes ». Or le contexte économique, basé sur les relations de type colonial que la France entretient avec cette île de l’Océan Indien, est tout à fait différent de celui de la métropole. Les prix y sont en moyenne 7% plus chers qu’en France métropolitaine, le taux de chômage des 15-64 ans dépasse les 35% tandis que le taux de pauvreté avoisine les 40%[6]. Cela explique pourquoi ce sont les franges les plus pauvres de la population qui se trouvent actuellement en première ligne de la contestation.
Cassandre et augures de gauche
Ce qui se passe en ce moment à La Réunion nous montre comment des demandes tout à fait légitimes sont disqualifiées et réprimées. Dans un tout autre contexte, combien de personnes ont refusé de soutenir les aspirations des populations syriennes au motif que parmi les opposant.es à Bachar al-Assad figurent des éléments jugés infréquentables ? Après tout, nous pouvons rejeter en bloc le mouvement des « gilets jaunes » avec la même morgue et la même bonne conscience que celles et ceux qui ont rejeté tout aussi en bloc les mots d’ordre et réalisations des révolutionnaires syrien.nes, tirant prétexte des ingérences étrangères, de l’intervention de groupes « djihadistes », de la « complexité » de la situation, etc.
En Algérie, la séquence politique ouverte à la faveur des révoltes d’octobre 1988 (dont nous venons de célébrer le trentième anniversaire), a vu un certain nombre de forces politiques concurrentes appeler à une réforme constitutionnelle pour mettre fin au régime de parti unique et instaurer des élections, la liberté de la presse, de réunion, etc. Fallait-il, au nom d’un certain purisme, condamner en masse les révoltes au motif que l’agitation créée pourrait bénéficier à des acteurs politiques jugés peu fréquentables ? Combien de démocrates ont préféré soutenir le statu quo dictatorial en Tunisie et en Egypte au nom de la lutte contre le « péril islamiste »?
Et puis lors des révoltes de l’automne 2005, souvenons-nous des tribunes et prises de position médiatiques qui s’étaient multipliées pour dénoncer l’apolitisme et le « communautarisme » des révoltés, le caractère aveugle des violences et dégradations commises. « Pourquoi brûlent-ils la voiture de leur voisin ? », « mais qu’est-ce qui leur prend de s’attaquer à une bibliothèque, à une crèche ? », pouvait-on lire ou entendre alors.
En voyant dans tout mouvement populaire qui lui échappe le retour de la « bête immonde », dans toute mobilisation pour la Palestine la manifestation d’un antisémitisme virulent, ou derrière toute velléité d’organisation politique en « banlieue » la marque d’un dangereux « communautarisme », une grande partie de la gauche s’est détournée du sort de franges entières de la population et se montre de plus. Pour que les subalternes obtiennent ses faveurs, leur lutte se doit d’être diaphane. Avec des effectifs de plus en plus réduits, cette gauche qui se veut progressiste est réduite à l’heure actuelle aux rôles de Cassandre et d’augures :
Longtemps, « la gauche », sous toutes ses espèces, s’est présentée aux yeux du peuple comme vecteur, incarnation de tous les possibles politiques, de tous les programmes de renversement de l’oppression, de toutes les utopies et autres « alternatives ». Aujourd’hui, l’habit de lumière de toutes ces espérances est en lambeaux, mais « la gauche » conserve cette ultime réserve de légitimité : à défaut d’incarner un autre avenir possible, elle persiste en tant que conservatoire du « moindre mal », et c’est là son dernier et misérable sortilège[7].
Pour conclure (provisoirement)
A la veille du second tour de la présidentielle, d’aucuns nous promettaient d’en finir avec Le Pen dans les urnes et de s’occuper ensuite de Macron dans la rue. Aujourd’hui que l’occasion leur est donnée d’ébranler sérieusement la majorité présidentielle, ces mêmes personnes ne trouvent pas de mots assez durs pour condamner de manière définitive l’ensemble des « gilets jaunes ».
Personne ne soutient que les violences qui ont eu lieu lors des blocages sont anecdotiques et qu’il nous faut à tout prix nous y exposer et nous en satisfaire. Nous avons quantité de raisons de nous détourner de ce mouvement. Personne ne nous en voudra si nous restons chez nous à compter les points en jouant à la police des mœurs progressistes. Nous pouvons à l’inverse prendre le pari, comme beaucoup l’ont déjà fait, d’accompagner le mouvement (en son sein ou à côté) afin d’amplifier la contestation[8].
Une chose est certaine : si nous attendons qu’un mouvement soit parfaitement homogène et réponde à toutes nos attentes pour y prendre part, nous risquons d’attendre longtemps. Car la politique prend précisément naissance « dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes » et « se constitue comme relation[9]. » Entre un soutien béat et une disqualification définitive se dessine la ligne de crête sur laquelle nous devons avancer.
NOTES
[1] Gilets jaunes : on y va?, Expansive.info, 20 novembre 2018.
[2] Les gilets jaunes à l’épreuve des agressions racistes et homophobes, Rouen dans la rue, 19 novembre 2018.
[3] https://www.facebook.com/jeanmarc.watellet/videos/10205352948579477/.
[4] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, éditions du Seuil, 1972, p. 70.
[5] Les contestations impulsées par des « racisé.es » ne sont évidemment pas les seules à faire l’objet d’un traitement d’exception. Les grands médias se montrent particulièrement partiaux et virulents dans leur couverture de certains mouvements sociaux, à travers notamment leur focalisation sur les « casseurs », l’ « essoufflement », le « ras-le-bol » d’une population « prise en otage », etc. Ces procédés de disqualification se font presque toujours dans un contexte de forte répression policière.
[6] D’après les statistiques établies par l’Insee : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1405599?geo=DEP-974.
[7] Alain Brossat, Le sacre de la démocratie, Anabet éditions, Paris, 2007, p. 130.
[8] Tenter de ramener les « gilets jaunes » dans le giron des mobilisations balisées (du type manifestations), ou pousser pour qu’il se « structure » en vue notamment de lui donner un débouché électoral, n’est certainement pas lui rendre service.
[9] Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Éditions du Seuil, 1995, p. 42-43.
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