« La virginité est une obsession au Maroc »

Tags : Maroc, sexe, Laïla Slimani, virginité,

‘La virginité est une obsession au Maroc’ / Un extrait de Sex and Lies de Leïla Slimani

L’auteur réfléchit aux défis auxquels sont confrontées les jeunes femmes dans son pays de naissance, où les relations sexuelles extraconjugales sont une infraction pénale

a quitté le Maroc il y a plus de 15 ans. Avec les années et la distance, j’ai sûrement oublié à quel point il est difficile de vivre sans les libertés qui me sont devenues si naturelles. En France, il peut être difficile d’imaginer la désorientation qui accompagne la découverte par une jeune fille de son moi sexuel dans un pays où l’islam est la religion d’État et où les lois sont extrêmement conservatrices sur tout ce qui concerne le sexe.

Je suis marocain et, au Maroc, les lois musulmanes s’appliquent à moi, quel que soit mon rapport personnel avec la religion. Quand j’étais adolescente, même si cela allait à l’encontre de leurs convictions personnelles, mes parents ont dû m’expliquer qu’il était interdit d’avoir des relations sexuelles hors mariage ou même d’être vue dans un lieu public avec un homme qui n’était pas de ma famille. J’ai appris que je ne pouvais pas être homosexuel, avorter ou cohabiter. Si je devais avoir un enfant sans être mariée, je pourrais faire face à des accusations criminelles et mon enfant n’aurait aucun statut légal ; ils seraient un bâtard. Le « code de la famille » de 2004 autorise l’enregistrement d’un enfant né hors mariage, mais si le père ne le reconnaît pas, la mère doit choisir le nom de l’enfant dans une liste, comportant toutes le préfixe abd, signifiant « serviteur », « esclave ». ou « subalterne ». Né d’un père inconnu, l’enfant sera un paria de la société et soumis à l’exclusion sociale et économique. Pour éviter cette exclusion et ne pas risquer une arrestation pour relation extraconjugale, des centaines de femmes abandonnent des enfants nés hors mariage. Selon l’association marocaine Insaf, rien qu’en 2010, 24 bébés en moyenne ont été abandonnés chaque jour, ce qui fait près de 9 000 bébés par an sans identité ni famille, sans compter les cadavres retrouvés dans les poubelles publiques.

Adolescente, j’ai réalisé que ma vie sexuelle était l’affaire de tous : la société avait le droit de la contrôler. La virginité est une obsession au Maroc et dans tout le monde arabe. Que vous soyez libéral ou non, religieux ou non, impossible d’échapper à cette obsession. Selon le code de la famille, avant de se marier, une femme est tenue de fournir une « attestation de célibat ». Bien sûr, la virginité de l’homme, qui est impossible à prouver et qui n’est de toute façon pas demandée, ne dérange personne. Dans le langage courant, les expressions utilisées pour perdre sa virginité sont révélatrices. Lors de mes échanges avec les femmes, beaucoup d’entre elles décrivaient les filles qui n’étaient plus vierges comme « brisées », « gâtées » ou « ruinées » par les hommes, et disaient qu’il fallait gérer cela comme une terrible « cicatrice ». Idéalisé et mythifié, la virginité est devenue un instrument coercitif destiné à maintenir les femmes au foyer et à justifier leur surveillance à tout moment. Bien plus qu’une question personnelle, elle est l’objet d’une inquiétude collective. C’est aussi devenu une aubaine financière pour tous ceux qui réalisent les dizaines de restaurations d’hymen qui se produisent chaque jour et pour les laboratoires vendant de faux hymens, conçus pour saigner le premier jour des rapports sexuels.

Quand j’étais adolescent, tous ceux que je connaissais pouvaient être divisés en deux groupes : ceux qui le faisaient et ceux qui ne le faisaient pas. Le choix, pour nous, ne peut être comparé à celui des jeunes femmes occidentales car au Maroc, il équivaut à une déclaration politique, même involontaire. En perdant sa virginité, une femme bascule automatiquement dans la délinquance, ce qui bien sûr n’est pas une plaisanterie. Mais faire ce choix ne suffit pas : il faut pouvoir réaliser réellement son souhait – et les obstacles sont légion. Où les amoureux peuvent-ils se rencontrer ? Chez les parents ? Tout simplement impensable. À l’hotel? Même pour ceux qui en ont les moyens, c’est impossible, car les hôtels sont connus pour exiger un certificat de mariage pour les couples souhaitant partager une chambre. On se retrouve donc dans des voitures, dans des forêts, sur des bords de plages, sur des chantiers ou dans des terrains vagues. Et accompagné de la peur effroyable d’être retrouvé puis arrêté sur-le-champ par la police. Je ne sais pas si une jeune européenne de 16 ans peut vraiment imaginer le stress que peut présenter une telle situation.

J’en ai fait l’expérience. Pendant ma dernière année à l’école, j’étais dans une voiture en train de flirter avec un garçon. Un flirt innocent et tout à fait naturel entre deux adolescents. Une voiture de police s’est arrêtée à quelques mètres. Les policiers se sont approchés de notre voiture. Ils savaient parfaitement ce que nous faisions. C’était précisément pour cela qu’ils faisaient le tour de la forêt. Chacun savait que des dizaines de couples s’y retrouvaient chaque jour : jeunes et moins jeunes, couples adultères et écoliers amoureux, riches et pauvres, tous animés par le désir d’un peu d’intimité à l’ombre des eucalyptus. Les policiers qui y patrouillent ne sont pas une brigade des mœurs mais ils se comportent comme tel. En fait, ils se fichent de ce que vous faites, que vous soyez consentant ou non ; ils ne prennent pas le temps de s’assurer que vous êtes en sécurité. Ils se présentent comme des moutons pour appliquer une loi, ou plutôt pour profiter des bénéfices. Car, dans la plupart des cas, cela ne les dérange pas de détourner le regard en échange de quelques notes. C’est le prix de votre humiliation.

Autour de moi, les garçons ont tracé une géographie cruelle. D’un côté se trouvaient les « gentilles filles » et de l’autre… « les autres ». Toute la journée, ils ont dit que « les gentilles filles ne fument pas », « les gentilles filles ne sortent pas le soir… ne sont pas amies avec les garçons… ne portent pas de short… ne boivent pas en public… ne ne parlent pas devant leurs frères… ne dansent pas devant des hommes… ». Mais je savais que les gentilles filles ne sont pas toujours celles qu’on pense qu’elles sont. Comme tout le monde, j’avais entendu dire que certaines filles acceptaient d’avoir des relations sexuelles anales plutôt que de perdre leur virginité. Je ne comprenais pas cette notion de pureté. Pour dire la vérité, je ne m’étais jamais sentie pure – jamais. Paradoxe de la situation : en traitant les femmes comme de dangereuses provocatrices, des personnes dont l’appétit sexuel doit être constamment contrôlé, on met à mal le concept même de cette pureté que l’on cherche à préserver.

The Guardian, 16 fév 2020

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