WikiLeaks ou WikiFreaks ?

Que faut-il penser de la divulgation par WikiLeaks d’un nombre important de télégrammes diplomatiques américains ? Disons d’abord que c’est un événement d’une ampleur extraordinaire. Certes, plusieurs questions apparaissent à propos des motivations réelles de ce site et de son fondateur Julian Assange. Mais tout de même, autant de documents classifiés accessibles d’un seul clic de souris ! Il y a encore un an, personne n’aurait imaginé qu’internet puisse être le support pour de telles fuites massives.

 Plaçons-nous maintenant sous l’angle médiatique. Tous ces câbles diplomatiques rendus publics sont un rêve pour n’importe quel journaliste. Il s’agit d’une information brute qui se passe de tout intermédiaire. Ce n’est pas un politicien ou un officiel qui a confié à tel ou tel journaliste, en « off » bien sûr, que les dignitaires arabes du Golfe demandent à ce que l’Iran soit bombardé ou que des responsables chinois commencent à perdre patience vis-à-vis de la Corée du Nord. Ici, l’information est directement donnée par un document officiel destiné à rester secret. Nul besoin de la recouper ou de se demander si ce que le politicien ou l’officiel ont raconté au journaliste est vrai.

 On peut d’ailleurs être étonné par les réactions de la blogosphère quant à ces fuites. « On le savait », « rien de nouveau », « il n’y a pas de révélations », pouvait-on lire dès la diffusion des premiers messages américains. Voilà bien la différence entre des journalistes et des bloggeurs. Les seconds, aussi utiles soient-ils, ne perçoivent pas toujours la différence entre un « on-dit », voire une rumeur, un ragot ou même une simple opinion, et une information vérifiée. On peut se douter de tout, y compris du fait que le président égyptien Hosni Moubarak ne voulait pas d’un Irak démocratique, mais c’est une autre chose que de le vérifier et de le prouver.

 Tout journaliste digne de ce nom rêve de tomber un jour sur pareil matériau. Que cela conforte les idées reçues et que cela n’étonne pas les blasés et les cyniques, n’est pas important. Ce qui l’est, c’est que ce qui relevait encore du domaine de la conjecture devienne soudain une vérité. On imagine bien que les responsables saoudiens n’ont guère de sympathie pour le régime de Téhéran mais écrire qu’ils ont clairement demandé aux Américains de bombarder les installations nucléaires iraniennes et de « couper la tête du serpent » était impossible à moins de s’adonner à de la politique-fiction. D’ailleurs, on peut aussi relever à la lecture de ces câbles à quel point les médias sont éloignés de la réalité des relations internationales…

 Bien entendu, il y a un aspect dangereux dans toutes ces révélations ce qui vaut à WikiLeaks son surnom de WikiFreaks (le site qui fait « flipper »). La diplomatie, comme les échanges banals dans le quotidien de n’importe quel être humain, ont besoin du mensonge, de la discrétion et de quelques secrets sans quoi la vie deviendrait un enfer. Faut-il pour autant être d’accord avec les déclarations de nombre d’officiels occidentaux pour qui les fuites de WikiLeaks sont un danger pour la démocratie et pour les relations internationales ?

 Apprendre que Sarkozy est un « roi nu susceptible » n’a pour seul intérêt que d’en rire quelques secondes en imaginant la colère de l’intéressé. Par contre, prendre connaissance du chantage étasunien pour obliger certains pays à accepter de recevoir d’anciens détenus de Guantanamo est important car cela explique bien des choses, comme par exemple le fait que tel ou tel gouvernement bénéficie ou non du soutien de Washington. C’est pourquoi il ne faut surtout pas prêter attention aux hurlements des gouvernements et à leurs accusations d’irresponsabilité à l’encontre de WikiLeaks. Ils sont dans leur rôle et défendent l’une de leurs dernières prérogatives, c’est-à-dire le secret.

 Cela étant dit, il faut tout de même se poser la question. Assange est-il véritablement un Robin des bois qui entend imposer une transparence globale aux grands de ce monde ? Que veut-il exactement ? Pour qui travaille-t-il ? La CIA, le Mossad, l’ex-KGB ? On peut aussi se demander si tout cela ne relève pas d’une gigantesque manipulation dont, avouons-le, personne ne semble toutefois être capable d’en discerner les objectifs. Est-ce pour hâter l’attaque américaine contre l’Iran ? On voit bien mal comment quand on sait que le régime iranien va encore plus être sur ses gardes. Est-ce justement pour pousser l’Iran à commettre la provocation supplémentaire qui lui vaudra d’être bombardé ? Est-ce pour conforter Israël qui peut clamer au monde entier que les pays arabes partagent son avis sur le danger iranien ? Est-ce pour mettre l’administration Obama dans la gêne ? A ce stade, on ne peut exclure aucune hypothèse et il est vraisemblable que les théories du complot vont fleurir sur ce sujet.

 On peut aussi faire appel à la grille de lecture chère à Naomi Klein en analysant l’événement sous l’angle de la stratégie du choc. A voir les réactions outrées des gouvernements-aucun d’eux ne parle de respect de liberté d’expression-on peut effectivement se demander si tout cela ne va pas déboucher sur la mise en place de moyens accrus pour le contrôle d’internet. On sait qu’il existe une volonté politique réelle pour s’assurer que la toile n’échappera pas à tout contrôle comme en témoigne le débat actuel aux Etats-Unis comme en Allemagne pour donner la possibilité aux Etats « d’éteindre » le réseau si les circonstances l’exigent comme par exemple des attaques massives de pirates contre des sites sensibles. Question simple : WikiLeaks va-t-il permettre la pose de verrous supplémentaires sur internet ?

 On peut aussi se demander pourquoi WikiLeaks a procédé à une divulgation très partielle des télégrammes (quelques centaines alors qu’il en détiendrait plusieurs dizaines de milliers). S’érige-t-il en nouveau pouvoir médiatique au risque d’oublier sa bataille proclamée pour la transparence ? Le fait de s’associer avec des médias, qui eux aussi ont décidé de sélectionner les télégrammes selon leur propre logique, ne crée-t-il pas un biais supplémentaire ? Il faut convenir que tout cela est bien mystérieux. Assange est peut-être un anarchiste dans son genre, désireux de créer le désordre pour le désordre mais il est trop tôt pour connaître ses motivations réelles. Reste tout de même à prendre connaissance du contenu des télégrammes restants (en attendant les fichiers concernant une grande banque américaine !). Dans l’un d’eux, se cache peut-être une bombe à retardement que personne chez WikiLeaks ou chez les journaux qui relaient ces documents n’aura détecté. En cela, c’est déjà passionnant ! 

par Akram Belkaid: Paris  
Le Quotidien d’Oran, 5/12/2010

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