Les médias à la rescousse du Makhzen pour contrôler la jeunesse

LES PREMIERS CUBER-REVOLUTIONS

Vendredi 28 janvier 2011. Une journaliste égyptienne rentre affolée dans la salle où ce déroulait un atelier-débat entre journalistes européens et ceux de la rive sud de la Méditerranée.

Elle crie : «Le pouvoir égyptien a coupé Internet et les réseaux de téléphonie. Hier, mon fils m’a dit qu’il allait lui aussi descendre dans la rue pour demander le départ de Moubarak. J’ai vraiment peur pour lui et pour tous les manifestants. » Elle quitte la salle pour chercher des informations ailleurs. La représentante de l’Union européenne, une ancienne journaliste de l’AFP, tente d’avoir des informations via l’ambassade de France au Caire, en vain. L’ambassade est dotée d’une liaison satellitaire indépendante. Dans la salle, c’est le choc : «Comment un Etat puisse oser couper Internet et toute communication avec l’extérieur juste pour réduire l’impact et la portée d’une contestation politique ?»


Dans la soirée de ce même jour, la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, en réaction à la situation qui prévalait en Egypte dénoncera, entre autres, la décision prise par le gouvernement égyptien de couper Internet et les autres moyens de communication avec l’extérieur. Le  gouvernement Moubarak se rendra vite compte que cette mesure aussi exceptionnelle qu’absurde n’a pas pu limiter la propagation du vent de la révolte en Egypte. Une décision qui a surtout suscité des réactions de mécontentement et de dénonciation de la part de beaucoup de pays et d’organisations à travers le monde.

La rencontre de Londres, organisée par l’European Neighbourhoud Journalism Network (le réseau européen de journalisme de voisinage), avait pour thème les relations, parfois conflictuelles, qui lient les gouvernements aux journalistes. Mais la situation en Egypte, et à un degré moindre en Tunisie, prendra rapidement le dessus lors de cette conférence. Principal thème de discussion : le rôle d’internet et des réseaux sociaux dans le développement des mouvements de révolte des jeunes dans les pays du Sud. Pour les journalistes venant d’Europe (Grande-Bretagne, Pays-Bas, Finlande, Hongrie et Ukraine) et ceux du sud de la Méditerranée (Maroc, Egypte, Jordanie, Palestine, Liban et Algérie) les avis et les approches ne convergent pas très souvent. D’un côté, il y a les médias classiques, radio télévision et presse écrite, qui sont sérieusement concurrencés par Internet et les réseaux sociaux. De l’autre, il y a cette difficulté à mettre en place des mécanismes de régulation de cette explosion des réseaux sociaux. 

Pour un journaliste de la BBC, la seule chose qu’on puisse exiger de ces médias sociaux (Facebook, blogs, Twitter), c’est le respect de la vie privée. «Le travail des médias classiques que sont la radio, la télévision et la presse écrite ainsi que les journaux électroniques obéit à un certain nombre de règles. Et les relations entre ces médias et les gouvernants et les politiques sont définies. Ce qui n’est pas le cas pour les réseaux sociaux», estime un intervenant. Avant d’ajouter que «toutes les informations diffusées sur le Net ne sont pas vérifiées. Dans beaucoup de cas, on peut tomber sur de fausses informations et la diffamation». A la BBC, on croit trouver la solution. Dans ce média public de la Grande-Bretagne, il est interdit aux journalistes d’exprimer une opinion politique sur Facebook. «En adoptant cette mesure, la BBC ne voulait nullement contrôler Internet mais protéger la vie privée des personnes», explique un intervenant lors de cette conférence. Mais les préoccupations des pays européens diffèrent de ceux de la partie sud de la Méditerranée.

En Europe, la population est vieillissante, tandis que dans les pays du Sud plus de la moitié de la population est jeune. Au nord, la pratique démocratique et l’ancrage des partis politiques et des associations constituent, avec les médias, d’importants canaux de communication entre les citoyens. Dans les pays du Sud, les jeunes, qui constituent la majorité de la population, éprouvent d’énormes difficultés à se frayer une place dans les canaux de communication existants. Les régimes en place et le poids des tabous et des interdits encouragent les différentes formes de violence et de révolte chez les jeunes. Et Internet avec ses réseaux sociaux est devenu, avec le temps, un important outil de communication des jeunes dans les pays du Sud.

Vingt ans après sa création, Internet connaît une importante croissance à deux chiffres dans ces pays, 120% en une année en Egypte. Dans ce pays secoué depuis plusieurs jours par une impressionnante contestation populaire menée par des jeunes, le nombre d’internautes dépasse les 30 millions. Et ils sont près de 4,5 millions qui se connectent à Facebook quotidiennement. Les jeunes ont finalement trouvé un outil idéal pour communiquer entre eux, et surtout pour réaliser un rêve, celui de révolutionner leur société.

Face à cette déferlante, les gouvernant réagissent parfois par la répression. Selon un journaliste jordanien, un blogueur a été condamné à deux ans de prison pour avoir critiqué le roi Abdellah sur le Net. Au Maroc, un autre internaute, âgé de 16 ans, a été mis derrière les barreaux pendant deux ans pour avoir piraté le site du Pentagone. En Tunisie, de jeunes animateurs de réseaux sociaux pendant la révolte ont été activement pourchassés par la police.


En Egypte, le pouvoir en place n’a pas trouvé mieux à la veille de la protestation du vendredi 28 janvier que de couper carrément Internet et le  réseau de téléphonie. Pour contourner ces coupures, Google lance le lundi 31 janvier un nouveau service pour permettre aux Egyptiens d’envoyer des messages sur le réseau social Twitter sans passer par une connexion Internet. La révolution peut se poursuivre. Mais le responsable de Google en Egypte sera porté disparu quelques jours plus tard.

Face à cette «révolution Internet» les médias classiques n’arrivent pas à trouver un nouveau départ. Pour un journaliste européen, «les médias doivent prouver aujourd’hui qu’ils sont utiles pour la société société ». Au Maroc, certains pensent avoir trouvé la solution. Depuis une année, des professionnels des médias ont lancé des rencontres avec les partis politiques et la société civile pour élaborer une plateforme dite de dialogue entre les médias et la société. Les animateurs de cette initiative veulent surtout élaborer une stratégie visant en particulier les jeunes qui composent la majorité de la population marocaine. Les journalistes présents à cette rencontre pensent que leur pays, le Maroc, est à l’abri d’une «révolution» à la tunisienne ou à l’égyptienne. Une certitude battue en brèche, quelques jours plus tard, par Moulay Hicham, cousin du roi Mohammed VI, qui déclarera sur les colonnes d’un journal que «si le Maroc n’a pas encore été atteint par la vague de contestation, il ne sera probablement pas une exception».

En 2010, la croissance économique a été faible, le chômage, particulièrement chez les jeunes diplômés,  reste élevé et la colonisation du Sahara Occidental coûte toujours très cher au royaume. Ces derniers jours, de nombreux appels à manifestation sont lancés sur Internet au  Maroc. Dans ce pays, et malgré une démocratie de façade, il n’existe aucune chaîne de télévision privée. Tandis que dix opérateurs intervenant dans la publicité contrôlent les titres de la presse écrite. «Un journal qui n’appartient pas à un opérateur en publicité n’a aucune chance de survivre au Maroc», dira un enseignant des sciences de la communication au Maroc invité à cette conférence. Mais ce genre de problème ne concerne pas seulement les pays du Sud de la Méditerranée. En Hongrie, un pays pourtant membre de l’Union européenne, on ne cesse de parler de cette nouvelle loi adoptée par le Parlement et qui entrave la liberté de la presse. «Le gouvernement hongrois a adopté cette loi pour limiter l’influence des multinationales sur les médias dans le pays», dira un journaliste de la chaîne TV hongroise, Channel 2. Et contre toute attente, c’est un gouvernement de droite conservateur et non de gauche qui a adopté cette loi.

En Hongrie, les médias publics comptent quatre chaînes de télévision, une radio et une agence de presse. En réaction à l’adoption de cette loi, ’Union européenne a demandé des explications au gouvernement. Pourtant, et pour certains journalistes, l’exemple italien mérite lui aussi réflexion. Le président du Conseil, Silvio Berlusconi, a pratiquement une situation de monopole sur les médias italiens. Alors qu’il est propriétaire de plusieurs chaînes de télévision, Berlusconi contrôle aussi la RAI (groupe public tv et radio) en tant que président du Conseil. Aujourd’hui, rares sont les  médias qui osent s’opposer à la politique de Berlusconi en Italie. Même si l’Italie est censée être un pays démocratique, il n’empêche que la situation de monopole sur d’importants médias ne permet nullement à l’opposition et aux détracteurs de Berlusconi de s’exprimer librement.

La Grande-Bretagne est menacée elle aussi par cette situation de monopole des groupes privés sur les médias. Selon Lord Norman Fowler, un ancien journaliste de la BBC, «Rupert Murdoch veut acheter 60% de Sky. Il contrôle déjà plusieurs médias». Avant d’ajouter que «lors de la guerre contre l’Irak, les cent journaux appartenant à Murdoch étaient tous favorable à l’invasion de l’Irak. Aucune position opposée à cette guerre n’était accepté dans les médias de Murdoch. Il est inacceptable que Murdoch puisse contrôler Sky. L’offre d’achat de Sky est aujourd’hui en délibération au niveau de l’instance de la concurrence en Grande-Bretagne ».

Lord Norman Fowler ne cache pas son soutien à la BBC. Il dira dans ce sens que «la BBC est un média appartenant à l’Etat. Elle est financée par l’argent public. Mais la BBC n’est pas la voix du gouvernement. La BBC doit garder son impartialité et son indépendance. Nous sommes très contents d’avoir la BBC en Grande-Bretagne». En cette époque trouble marquée par cette révolution inimaginable des technologies de l’information, il est urgent de repenser le rôle des médias en général et ceux publics en particulier dans les pays du Sud. Un peu plus de liberté de s’exprimer, de créer et de vivre des jeunes devient incontournables. Dans le cas contraire, il faudrait s’attendre à d’autres révolutions qui s’organiseront à l’avenir par l’intermédiaire d’Internet, en dehors de tout canal classique d’information.
De Londres, Réda C.

La Nouvelle République, 07/02/2011

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