Lorsque le peuple tunisien a chassé du pays le dictateur Ben Ali, le journaliste Fahem Boukadous se trouvait en prison. Militant du Parti communiste ouvrier tunisien, il se bat, chaque jour comme il le peut, pour que la voie ouverte par la révolution ne se perde pas.
Témoin exceptionnel des révoltes de 2008 dans le bassin minier de Gafsa (région de Redeyev), il est emprisonné une nouvelle fois en 2010 pour son rôle dans un journalisme militant qui fait connaître ces mouvements, prémices de l’actuelle révolution tunisienne.
Cette interview a été réalisée par à-coups, au milieu de mouvements de protestation ou d’une manifestation, après une course effrénée dans les rues proches de l’avenue Bourguiba. Ces jours sont cruciaux pour la révolution, bien que les grands médias aient désormais tourné leurs caméras vers l’Égypte. « La Tunisie n’est plus une affaire internationale, mais locale », nous disaient, en toute sincérité, des travailleurs d’Al Jazeera en réponse à nos tentatives de les informer que les milices benalistes étaient revenues dans les rues de Sfax. Boukadous n’est pas d’accord : «La révolution a commencé dans les régions et elle y est toujours très active».
Y a-t-il une relation entre les révoltes de 2008 et la révolution de 2011 ?
D’une part, la leçon de résistance des habitants de Redeyev et de tout le bassin minier s’est inscrite dans la mémoire collective du pays. D’autre part, les diplômés sans emploi qui avaient participé au mouvement de 2008 sont, aujourd’hui, une des forces du processus révolutionnaire. Enfin, les « médias populaires » jouent un rôle extrêmement important: Al-Hiwar-TV et les CD maison ont été remplacés par Facebook, qui a fait sauter le bâillon de la censure.
Comment se fait-il que le mouvement de Redeyev ait été vaincu alors que celui de Sidi Bouzid s’est étendu de ville en ville, jusqu’à la capitale ?
C’est précisément ce qu’aucune analyse historique ne peut prévoir ou expliquer.
Est-ce-que les USA y seraient pour quelque chose ?
Je ne pense pas que les USA ne soient intervenus pour accélérer la chute du dictateur. Les grandes puissances ont été prises à contre-pied par la révolution. Maintenant, oui, bien sûr, elles manœuvrent pour instaurer la “stabilité”, mais elles savent bien qu’elles ne pourront pas empêcher le processus de changement.
Est-ce-que le régime bénaliste a vécu ses derniers jours ?
Le régime est toujours en place, non seulement au sein de la police et de l’appareil d’État, mais aussi dans les médias et Internet. Il faut profiter de l’occasion pour inventer de nouveaux médias et de nouveaux supports. Il faut également établir une coalition entre les journalistes tunisiens et ceux des pays étrangers car nous avons besoin d’expérience et de formation.
Ce qui s’est passé en Tunisie a eu de grandes répercussions internationales.
L’avalanche déclenchée par la Tunisie n’a pas seulement un caractère stimulant ; elle entraîne une véritable « rivalité révolutionnaire » ou « une compétition positive », qui secoue aujourd’hui l’Égypte, épicentre du monde arabe. Ce qui s’ensuivra là-bas se répercutera à nouveau dans ce pays.
La Kasbah est à nouveau déserte. On a l’impression que ça été toujours ainsi, mais il n’y a pas longtemps c’était différent, elle était le centre de la révolution tunisienne.
Le retour en arrière est évident, mais il est plus facile de tuer un peuple éveillé que de l’endormir à nouveau. La capitale n’est qu’un mirage. La révolution est partie et s’est élevée du centre et du sud; c’est là qu’elle retourne et qu’elle se maintient. Il faut aller voir dans les villages et ne pas se cantonner à la Kasbah. La capitale n’est pas, à elle seule, la révolution; elle n’est que le lieu d’une des multiples expressions de protestation. Elle sert de symbole car elle attire l’attention des médias, mais la révolution a commencé dans les régions et elle s’y maintient très active. L’autre jour, 80 000 personnes ont manifesté à Sfax, qui a ensuite été paralysée par une grève générale. À Gafsa, à Sidi Bouzid, à Tala, des rassemblements et des manifestations sont organisés quotidiennement.
Est-ce vrai que les milices benalistes ont même menacé le nouveau ministre de l’intérieur dans son propre bureau ? Ou n’est-ce qu’une rumeur lancée pour renforcer la crédibilité du nouveau Cabinet ministériel ?
Les rumeurs font partie de la stratégie de confusion et d’insécurité. C’est une composante indissociable de tout processus révolutionnaire.
Comment jugez-vous les relations entre la gauche tunisienne et la gauche européenne ?
Durant les années de Bourguiba, les relations entre la gauche tunisienne et la gauche européenne étaient très fortes. Puis, sous le régime répressif de Ben Ali, les contacts de solidarité se sont poursuivis à titre individuel, mais ils nous ont beaucoup aidés à résister. Le PCOT maintient une relation avec plusieurs forces de la gauche marxiste en France, et en Espagne, avec le parti Communiste (marxiste-léniniste) de Raúl Marco. Les manifestations organisées ces derniers jours dans différentes capitales européennes ont été très importantes, non seulement pour le un soutien moral qu’elles apportent, mais aussi en tant que moyen de pression contre les gouvernements de l’UE, si complaisants avec le dictateur.
Quel rôle doit prendre la gauche tunisienne ?
La gauche est internationale de nature. Il n’y a pas de gauche tunisienne. Nous devons tous nous unir, dépasser les sectarismes et revendiquer ce plus petit dénominateur commun : ne pas lutter seulement contre les dictatures locales mais aussi contre l’impérialisme.
Quelle est la position du parti sur le Sahara occidental ?
Notre parti a toujours défendu l’indépendance du Sahara et celle du Pays basque. Les Espagnols ne seront jamais libres s’ils ne libèrent pas le Pays basque et les autres nations de l’État espagnol. Le principe d’autodétermination est un point essentiel de notre programme.
À l’heure des coupes sombres dans le domaine des droits et des libertés, en Europe, reste-t-il quelque chose du continent qui soit utile pour l’autre rive de la méditerranée ?
S’il est vrai qu’en Europe la démocratie recule, nous avons tout de même besoin de son expérience. Les Européens ont fait des révolutions démocratiques et ont beaucoup écrit à leur sujet. Nous n’avons mené aucune réflexion sur le sujet. Nous avons donné une grande leçon révolutionnaire, mais nous ne pouvons pas avancer sans le savoir politique et l’expérience des gauches de l’Europe démocratique.
Ces derniers jours, certaines images nous ont fait découvrir des manifestants tunisiens arborant des drapeaux et des symboles propres à la gauche. Beaucoup de gens en Europe en ont été choqués.
En Tunisie, il y a des milliers de militants de gauche. Pendant les années les plus dures de la répression, nos forces se sont dispersées et se sont cachées. Aujourd’hui elles réapparaissent. Le problème est que nous n’avons pas de cadres pour canaliser la nouvelle génération militante.
Autant en Tunisie qu’en Égypte, la gestion de l’information semble être des plus cruciales en ce moment. Que devrions-nous faire pour que les grands médias au service de l’Empire, ne fasse pas tout capoter ?
La coalition internationale des journalistes de gauche est fondamentale. Il faut également s’organiser à l’échelle internationale pour produire de nouveaux supports et de nouveaux moyens capables de combattre les préjugés intéressés de la presse capitaliste.
Beaucoup d’Européens ont été surpris de voir les drapeaux et l’hymne national tunisien utilisés comme symboles de la révolution.
Dans son discours officiel, Ben Ali accuse la gauche tunisienne de ne pas être patriote, de ne pas aimer le pays. Nous répondons que la dictature n’a rien à voir avec la Tunisie. Nous sommes les véritables patriotes. Ben Ali et les siens n’ont jamais eu aucun lien avec notre patrie. La nation c’est le peuple. Même dans les pires années de répression, nous nous sentions fiers d’être Tunisiens. Pour ma part, j’ai rejeté la possibilité de l’exil car je préférais être Tunisien sous un régime répressif que libre en Europe. Notre devoir est celui d’aider le peuple tunisien à se libérer car c’est notre peuple.
Fahem Boukadous est né à Regueb. Familier de la persécution et de la clandestinité, d’une combativité inlassable, il a consacré la majeure partie de son activité politique au journalisme militant. Il a été le premier, en 1998, a dénoncer les pratiques mafieuses des cinq familles qui dominent le pays. En 2003, installé à Gafsa, il devient correspondant d’Al-Badil et, trois ans plus tard, responsable de la chaîne satellite Al-Hiwar-TV. Lorsqu’en 2008, les révoltes éclatent dans le basin minier de Gafsa – qui seront les prémisses de l’actuelle révolution– ce média fragile, mais hors de portée du gouvernement, va devenir le principal canal de diffusion d’images des manifestations. Boukadous catalyse le mal-être des jeunes citadins en leur apportant un moyen d’expression. Il devient, par conséquent, une menace pour la dictature. « C’est ce que j’ai appelé les médias populaires. Avec des caméras reçus de leurs parents émigrés, des centaines de jeunes se transforment en autant de journalistes. Moi, je n’avais qu’à rassembler toutes ces images et les faire circuler ».
Les révoltes du bassin minier ont servi d’essai contre un régime déjà fissuré. En 2008, après trois mois de manifestations, Ben Ali décide de détruire le mouvement à la racine et donne l’ordre d’assaillir la ville de Redeyev. 4000 policiers vont piller et saccager les maisons, détruire le mobilier et frapper les femmes. Ils laisseront deux morts derrière eux. Prélude à ce qui se déroule aujourd’hui dans tout le pays, la ville avait été occupée en partie par l’armée. « À Redeyev, le mouvement était dirigé par des syndicalistes et des militants, mais dans les autres villages du bassin minier, ce sont les jeunes eux-mêmes qui ont organisé et coordonné les manifestations ».
En janvier 2010, au terme d’un procès expéditif, Fahem Boukadous est condamné, à quatre ans d’emprisonnement. Il entame sa peine le 15 juillet, après avoir refusé de demander pardon et soigné, dans un hôpital, des blessures de torture. Dans sa cellule, il écrit énormément et prépare un livre sur les révoltes de Gafsa. Il se rapproche des prisonniers de droit commun et tente de les former à la politique, ce qui provoquera l’intervention du directeur du pénitencier. Grâce à la solidarité d’un des médecins, il est informé de la mort de Mohamed Bouazizi et des réactions populaires qu’elle déchaîne, dont les effets fulgurants l’émerveillent encore.
Auteur : Alma Allende
Traduction : Esteban
Source : Le Tacle, 07/02/2011
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