Qatargate, ce que l’on sait du scandale qui secoue l’Europe
Le 9 décembre 2022, lors de la Coupe du monde au Qatar, se jouent Croatie-Brésil et Hollande-Argentine, le lendemain, le Maroc bat le Portugal et se qualifie pour les demi-finales. La présidente du Parlement européen, Roberta Metsola, se trouve à Malte lorsque son téléphone portable sonne. La police belge la rappelle à Bruxelles pour perquisitionner en sa présence le domicile d’une des 14 vice-présidents, la Grecque Eva Kaili. L’enquête anticorruption a débuté en juillet, mais le juge d’instruction Michel Claise attendait ce jour depuis longtemps. Les agents ont perquisitionné 19 bureaux et domiciles, de la Belgique à l’Italie, les arrestations ont été au nombre de 8. Le journal Le Soir est le premier à rapporter la nouvelle. Corruption, blanchiment d’argent, association de malfaiteurs. Il s’agit du Qatargate, le plus grand scandale de l’histoire de l’Union européenne.
Le juge et Ifigénie
Ennemi juré des abus et des privilèges, tisseur d’intrigues internationales dans les polars qu’il écrit à ses heures perdues, Claise a visé le cœur d’un système fondé sur la contiguïté entre politiciens et lobbyistes, sur la frontière entre diplomatie et intérêt, sur la relation entre pouvoir, idéaux et argent. Le premier à tomber dans le filet est Antonio Panzeri, 67 ans, ancien secrétaire général de la Chambre du travail de Milan, député européen de 2004 à 2019 avec le groupe des socialistes et démocrates (initialement Ds, puis Pd, enfin Articolo 1). Parmi les 19 adresses dans le viseur des enquêteurs figure le 41 rue Ducale, siège de l’ONG que Panzeri a fondée immédiatement après avoir quitté la Chambre, Fight Impunity. Nous nous trouvons dans l’une des rues les plus élégantes du centre de Bruxelles, à quelques pas de la résidence du Premier ministre belge, de l’ambassade des États-Unis et de la citadelle des institutions européennes où circulent fonctionnaires, observateurs, espions et 12 000 lobbyistes enregistrés (mais on estime qu’ils sont au moins deux fois plus nombreux). L’ONG, dont l’objectif déclaré est de promouvoir les droits de l’homme, organise des événements et des rencontres au plus haut niveau, peut compter sur le profil d’autorité de son fondateur, sur les relations tissées au fil du temps et sur un conseil consultatif comprenant des personnalités de la trempe d’Emma Bonino et de Federica Mogherini – totalement étrangères au scandale, elles ont immédiatement quitté le conseil. Au domicile de Panzeri, les agents ont trouvé 600 000 euros en liquide.
En 2019, Panzeri » passe » à Eva Kaili, ancienne journaliste de télévision et députée européenne socialiste ayant fait des études entre Thessalonique et Harvard, son assistant, Francesco Giorgi, originaire d’Abbiategrasso, diplômé en sciences politiques de l’université d’État de Milan et moniteur de voile. Aujourd’hui, Kaili et Giorgi, 44 et 35 ans, ont une fille de 22 mois. Dans leur appartement, les policiers ont saisi 150 000 euros en liquide, 600 000 autres sont sortis du chariot que le père de Kaili, Alexandros, a tenté de traîner hors de l’hôtel Sofitel de la place Jourdan lorsqu’il a été arrêté par la police. Un total de 1,5 million d’euros a été saisi. Eva nie toute implication, attribue l’argent à Panzeri et, dans un vertige tragique inadapté à cette histoire de pots-de-vin et de beuveries, jure : je ne serai pas Iphigénie (la fille que, dans le mythe, Agamemnon accepte de sacrifier pour que les navires grecs bloqués à Aulis puissent faire route vers Troie). Giorgi admet qu’il s’est laissé « recruter » mais défend son compagnon, assume également la responsabilité de l’évasion d’Alexandros et nomme son patron actuel, le député européen Antonio Cozzolino. Cozzolino ne fait pas l’objet d’une enquête et n’a pas été perquisitionné, mais il s’est auto-suspendu du groupe S&D et a été suspendu à titre de mesure de précaution par le PD en Italie. Les autres personnes arrêtées lors de ce méga-blitz sont Luca Visentini, secrétaire de la Confédération internationale des syndicats, libéré par la suite, et Niccolò Figà-Talamanca, responsable de l’ONG No Peace Without Justice, aujourd’hui en liberté surveillée. Les perquisitions et les mises sous scellés des bureaux des assistants parlementaires, pour la plupart italiens, ne manquent pas de susciter l’ironie et l’indignation dans les couloirs à propos du vieux job italien, mais la « porte » vient à peine de s’ouvrir et l’enquête révèle chaque jour de nouvelles ramifications. Des sources de presse parlent déjà de 60 députés européens impliqués.
Les corrupteurs
A quoi servait l’argent ? La piste de l’enquête mène au Qatar et au Maroc, à la recherche de palais intérieurs de l’UE pour poursuivre des objectifs stratégiques et redorer leur image d’États autoritaires aux normes médiocres en matière de droits de l’homme. Accords économiques, reconnaissance des progrès. Parmi les priorités du Qatar qui, depuis des années, infiltre l’Occident avec des investissements et des acquisitions allant de la défense à l’immobilier et qui, en pleine crise énergétique due à la guerre en Ukraine, veut conforter son leadership dans l’exportation de gaz naturel liquéfié, il y a la Coupe du monde et la tentative d’occulter les conditions d’esclavage imposées aux travailleurs qui ont construit les stades et qui, dans de nombreux cas, ont perdu la vie. Luxe, commandes militaires, centres culturels et mosquées : en plus d’être ancrée dans l’économie et le territoire, Doha se cherche une place dans le bon salon de l’Europe. L’une des hypothèses sur le Qatargate est que le tuyau décisif donné aux services belges, qui ont ensuite transmis le dossier à la justice, provenait des Émirats, rivaux régionaux historiques. Quant au Maroc, qui entretient des relations plus anciennes et plus profondes avec l’Europe pour des raisons géographiques et historiques, les dossiers les plus sensibles sur lesquels solliciter un regard tolérant sinon complaisant allaient de la pêche à la liberté d’expression en passant par le conflit avec le Front Polisario qui lutte pour l’autodétermination du peuple sahraoui dans les territoires du Sahara occidental. Une crise qui divise les Vingt-Sept et sur laquelle l’UE a toujours maintenu une position de neutralité ambiguë.
Espions et cadeaux
Des pétromonarchies du Golfe Persique aux brumes de la guerre froide à Varsovie. Le réseau passait par les appartements de l’ambassadeur du Royaume du Maroc en Pologne, Abderrahim Atmoun, un homme politique de longue date avec d’excellentes connexions entre Paris et Bruxelles, appelé par le roi Mohammed VI à une carrière diplomatique en 2019 et apparaissant dans les premières reconstitutions de l’enquête comme l’un des manœuvriers et un intermédiaire avec les services secrets à Rabat. Les documents citent des « cadeaux » pour l' »ami » italien du Maroc qui auraient été confiés à la femme et à la fille de Panzeri, Maria Dolores Colleoni et Silvia Panzeri, toutes deux actuellement en état d’arrestation en vertu d’un mandat européen : demain, la Cour d’appel de Brescia décidera si elles doivent être remises aux Belges. Dans les interceptions téléphoniques, le mari et la femme parlent de comptes pour cacher de l’argent et d’une carte de crédit disponible au nom du « géant » Atmoun. Le Qatar aurait offert à la famille un séjour de 100 000 euros.
Metsola annonce un examen rapide des règles de transparence. La blessure la plus grave est le soupçon qui pèse sur les combats d’une Europe vulnérable dans ses principes. Les principes qui font sa force, d’autant plus aux yeux de ceux qui voudraient la corrompre.
https://www.corriere.it/esteri/22_dicembre_18/qatargate-cosa-sappiamo-478523fc-7e46-11ed-a4d7-40d40989cd05.shtml