Le Maroc soumis à la diplomatie du chéquier des pays du Golfe ?

Après avoir participé la semaine dernière au premier sommet entre le Maroc et les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) où il a d’ailleurs prononcé un discours très remarqué, le roi Mohammed VI est en visite au Bahrein.
La visite n’a pas été annoncée du côté marocain mais selon l’agence de presse Bahreïnienne, le roi Mohammed VI a été reçu par le roi Hamad bin Isa Al-Khalifa pour une visite officielle.
Lors de cette visite, il a été question des relations bilatérales mais aussi d’entretiens sur la situation internationale et surtout arabe.
En plus de Bahrein, le CCG regroupe également en son sein l’Arabie saoudite, Oman, le Koweït, les Émirats arabes unis et le Qatar. Pourtant soucieux d’améliorer ses relations avec Téhéran, le Maroc vient d’apporter son soutien au Bahreïn après que ce dernier à décidé de déchoir de sa nationalité un opposant chiite. Une prise de position qui vient rappeler au royaume à quel point il est difficile de mener une diplomatie à géométrie variable dans le Golfe.
En apportant son soutien total au Bahreïn après que ce dernier a décidé de déchoir de sa nationalité un chef religieux chiite, le Maroc prouve qu’il est l’otage de la confrontation majeure entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, les deux théocraties sunnite et chiite du Golfe.
Le 21 juin, Issa Qassem, principal dignitaire chiite de cet émirat, a été accusé par Manama d’encourager « le confessionnalisme et de servir des intérêts étrangers », en allusion à l’Iran. Ce dernier n’a pas tardé à répondre que l’agression contre l’ayatollah est « une ligne rouge qui, une fois franchie, va enflammer Bahreïn et toute la région ».
Dans ce nouveau conflit entre le mastodonte chiite et le petit émirat du Bahreïn – un premier accrochage a eu lieu en 2009-, le Maroc a choisi de soutenir ce dernier. Le 21 juin, le ministère des Affaires étrangères marocain s’est empressé de souligner que le Maroc « soutient le droit des autorités bahreïnies à prendre les mesures appropriées pour préserver son unité nationale dans le cadre des principes de citoyenneté et de coexistence pacifique ».
Le royaume se met encore une fois à dos le régime de Téhéran, avec lequel les relations ont pourtant commencé à se réchauffer depuis la nomination d’un ambassadeur iranien à Rabat. Mohamed Taqqi Mouayyad a pris ses fonctions en juin 2015 après six années d’un gel diplomatique provoqué par une déclaration de Téhéran qualifiant Bahreïn de « province iranienne ». Depuis, le régime des ayatollahs essaie de revenir en grâce auprès des autorités chérifiennes, qui n’ont pas encore désigné leur ambassadeur à Téhéran.
Tout en restant méfiant, le Maroc a ouvert la voie à une relation cordiale avec un Iran de retour sur la scène internationale à la suite de la signature de l’accord sur le nucléaire. Une ouverture confirmée en janvier, au moment de la crise entre Riyad et Téhéran consécutive à l’exécution du cheikh chiite, Nimr Baqer al-Nimr, et pendant laquelle Rabat avait montré une certaine neutralité, appelant les deux pays à la retenue. Et en avril, la ministre déléguée auprès du ministre des Affaires étrangères et de la Coopération, Mbarka Bouaida, avait reçu le vice-ministre des Affaires étrangères iranien, Amir Abdellahyane, pour dynamiser la relation.
Mais la tournée de Mohammed VI dans les pays du Golfe en avril a montré que la voie du milieu entre l’Iran et l’Arabie Saoudite était pratiquement impossible, en tout cas tant que ces deux puissances se jaugeront dans leur course à la domination régionale. À la faveur d’un important partenariat politico-économique, Mohammed VI avait alors assuré les autres monarques sunnites de son soutien, les appelant à s’unir pour faire face à tout complot visant à porter atteinte à leur stabilité. Au terme de trois ans d’intenses pourparlers, Mohammed VI a réussi à obtenir des pétromonarchies arabes les fonds nécessaires à la poursuite de sa politique des grands chantiers.
Rabat, le 12 mai. Entouré de ses conseillers et des membres du gouvernement, Mohammed VI est visiblement comblé. Il écoute attentivement l’administrateur du fonds Wessal, Tarik Senhaji, qui détaille la répartition des 9 milliards de dirhams (quelque 800 millions d’euros) alloués à la capitale du royaume. Deux semaines plus tôt, le roi avait présidé une réunion similaire pour Casablanca, qui a récolté 6 milliards de dirhams du même fonds. Objectif : faire des deux villes des destinations touristiques et culturelles d’envergure internationale.
Il a fallu à Mohammed VI trois ans d’intenses pourparlers avec les monarchies du Golfe pour obtenir l’argent indispensable à la poursuite de sa politique des grands chantiers, d’autant que les financements nationaux faisaient défaut en cette période de difficultés budgétaires. Le tout en respectant presque à la lettre les contours initiaux du fonds tracés il y a trois ans par l’ancien ministre du Tourisme Yassir Zenagui, nommé par la suite conseiller royal pour exécuter le montage de ce projet hautement stratégique.
L’histoire du fonds Wessal commence le 10 mai 2011, au lendemain du Printemps arabe, quand le Conseil de coopération du Golfe (CCG), qui regroupe l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Koweït, Oman et le Qatar, invite le Maroc et la Jordanie à l’intégrer. Pris de court, les responsables marocains se montrent prudents. « Nous sommes toujours disposés à coopérer avec le CCG, mais en protégeant la relation historique que nous avons avec la région du Maghreb », réagit le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Taïeb Fassi Fihri, pour lever toute équivoque sur l’engagement de principe que le Maroc a pris vis-à-vis de l’Union du Maghreb arabe (UMA). Une semaine plus tard, il s’envole pour l’Arabie saoudite et les Émirats porteur d’un message royal remerciant le CCG pour sa proposition, tout en insistant sur le fait que le processus prendra du temps. Mais le Palais a compris l’avantage qu’il pourrait tirer d’un accord de coopération au moment où l’économie du pays souffre de déséquilibres structurels résultant de la récession des partenaires européens.
Le Palais a compris l’avantage d’un accord de coopération au moment où le pays souffre de déséquilibres résultant de la récession des partenaires européens.
En 2011, en raison de sa grande dépendance aux produits énergétiques importés, les réserves de change du Maroc flirtent dangereusement avec le seuil des quatre mois d’importation. Les produits énergétiques étant subventionnés, la Caisse de compensation accuse un déficit de 45 milliards de dirhams. S’y ajoute, pour la première fois depuis onze ans, un déficit budgétaire de 5,5 % à cause des revalorisations salariales consenties par l’État pour préserver la paix sociale et compenser une mauvaise campagne agricole. Difficile dans ces conditions de résister à l’invitation des pays du Golfe, surtout lorsque la machine des inaugurations royales à coups de milliards de dirhams menace de caler…
Le ballet diplomatique entre le Maroc et les pays du Golfe commence immédiatement après que les émirs eurent annoncé leur intention d’accorder un don de 5 milliards de dollars (plus de 3,6 milliards d’euros) aux nouveaux membres. En octobre 2012, le roi prend son bâton de pèlerin pour rassembler cette cagnotte vitale et propose dans la foulée à ses partenaires d’intégrer le fonds Wessal, qui, à l’origine, devait servir à recapitaliser les projets de stations touristiques connaissant des difficultés de financement. Il apporte aussi dans sa besace des entreprises en mal de cash : Maroc Telecom, que Vivendi voulait vendre et qui va échoir à l’émirati Etisalat, et la RAM, à la recherche d’un partenaire qu’elle ne réussira pas à trouver.
La collecte va cependant prendre du retard, car il fallait d’abord rétablir la confiance avec le Qatar, particulièrement hostile au Maroc via son canal médiatique Al-Jazira et dont les positions sur le dossier du Sahara étaient pour le moins inamicales. L’émir du Qatar, alors Hamad Ibn Khalifa Al Thani, goûtait modérément que Rabat fût l’allié de l’ennemi saoudien. Et ne pouvait oublier que le roi Hassan II avait désapprouvé le coup d’État qu’il avait fomenté pour déposer son propre père, Khalifa Al Thani, en 1995. Le changement générationnel opéré avec l’arrivée au pouvoir de son fils, le prince Tamim, accélère le réchauffement entre Rabat et Doha. En décembre 2013, ce dernier se rend au Maroc et scelle officiellement la réconciliation. Trois mois plus tard, il débloque sa quote-part de 1,25 milliard de dollars du très important don des pays du CCG.

Le Maroc soumis à la diplomatie du chéquier des pays du Golfe ?
Durant toute cette période de tractations, l’adhésion du Maroc au CCG a été mise de côté, probablement en raison de son non-sens géographique, au profit de la coopération économique et militaire. « Malgré leurs divergences, les pays du Golfe sont presque unanimes sur le Maroc », explique Saad Ibn Tafla al-Ajami, éditorialiste koweïtien et ancien ministre de l’Information. Pour eux, la monarchie chérifienne a su éviter l’écueil des révolutions arabes sans effusion de sang, représente une machine économique rentable et mène une diplomatie équilibrée et solidaire qui la met à l’abri des états d’âme des différents acteurs de la scène arabe.
Tourné vers l’Europe et le Maghreb, le Maroc a toujours veillé à entretenir des relations fraternelles avec les dirigeants saoudiens et émiratis, dont Hassan II mesurait la générosité mais aussi la capacité de nuisance… Il trouvait toujours les mots pour les rassurer, n’hésitait pas à les soutenir, même à titre symbolique, pendant les grandes crises. « Avec le roi Fahd Ibn Abdelaziz, Hassan II se sentait tellement en symbiose qu’il lui proposa de laisser tomber les ambassadeurs pour avoir une relation directe », raconte un fin connaisseur des relations entre les deux royaumes. En 1979, lors de la Révolution islamique iranienne, l’ancien roi du Maroc n’avait pas mâché ses mots à l’endroit de l’imam Khomeiny, cet « hérétique qui entend mettre les diablotins dans les burnous ». De même qu’il prendra position contre Saddam Hussein au moment de l’invasion du Koweït, dépêchant un contingent de 1 500 soldats « pour protéger l’Arabie saoudite ».
Aux Émirats arabes unis, le Maroc a activement participé à l’instauration du système fédéral et mis à la disposition de Zayed Ibn Sultan Al Nahyane un millier de soldats des Forces armées royales (FAR) pour assurer sa protection personnelle. Entre 1979 et 1989, Hamidou Laanigri, futur patron de la Direction générale de la sécurité du territoire (DGST) et de l’Inspection générale des forces auxiliaires (IGFA), était consultant sécuritaire au cabinet de l’émir.
Mohammed VI a marché sur les pas de son père, certes avec moins d’ostentation et de complicité, mais il est resté sur une politique mêlant échanges courtois et aide symbolique. Ainsi n’hésite-t-il pas, en mars 2009, à rompre ses relations diplomatiques avec l’Iran, qui avait qualifié Bahreïn de « 14e province iranienne ». Son implication dans l’initiative des Amis de la Syrie contre Bachar al-Assad, dont la première réunion s’est tenue en décembre 2012 à Marrakech, ainsi que dans le dossier libyen allait démontrer une nouvelle fois aux rois du Golfe que le Maroc est un allié sur lequel ils peuvent compter.
« Avec Wessal Capital, le plus grand fonds de capital-investissement en Afrique, le Maroc démontre qu’il est une plateforme d’investissement régionale. » Polytechnicien, ancien directeur général à la banque Natixis de Londres, Tarik Senhaji, 42 ans, a occupé des postes de responsabilité à la Société générale, Calyon, Dresdner Bank, avec un passage à la Banque mondiale, à Washington. Les produits dérivés, le trading, les montages financiers…, il les maîtrise parfaitement. En 2011, Yassir Zenagui, alors ministre du Tourisme, le nomme président du directoire de la Société marocaine d’ingénierie touristique (SMIT) pour accompagner Vision 2020 et, surtout, pour le préparer à être l’un des administrateurs du fonds Wessal.
« Si les monarques du CCG partagent une chose, c’est bien le devoir de mémoire. Ils n’oublient jamais ceux qui se sont rangés de leur côté. Par contre, ceux qui les ont trahis paient lourdement leur impair », analyse Saad Ibn Tafla. L’exemple le plus éloquent fut le parti tunisien Ennahdha, qui, en refusant de condamner l’invasion du Koweït, en 1991, s’attira les foudres de l’Arabie saoudite. En signe de reconnaissance, les émirs veulent aider le Maroc à résoudre le problème du Sahara et estiment que la consolidation de son économie lui donnera du poids pour s’imposer au niveau international. En contrepartie, ils lui demandent de les protéger des Iraniens et de leurs alliés, les chiites Houthis du Yémen. Le partenaire marocain dispose d’un savoir-faire militaire éprouvé au Mali, capable de réanimer un corps malade comme celui du « Bouclier de la péninsule », ce commando créé par les monarchies du Golfe en 1984 pour se prémunir contre toute menace de déstabilisation, mais qui s’est montré inefficace au moment de l’invasion du Koweït par l’Irak et lors des émeutes à Bahreïn en 2011. En janvier dernier, le général de corps d’armée Abdelaziz Bennani, commandant de la région Sud du Maroc, s’est rendu à Bahreïn, puis aux Émirats pour discuter de la coopération militaire. « Grâce à ses corps d’élite, le Maroc peut aider les pays du CCG à former leurs contingents. Ces derniers comptent d’ailleurs un nombre considérable de militaires marocains, et les deux coopèrent dans des manoeuvres communes », précise Matthew Hedges, de l’Institut d’analyse militaire du Moyen-Orient et du Golfe (Inegma), basé à Dubaï.
En somme, les deux parties tirent profit de cet accord à leur manière, offrant un modèle gagnant-gagnant unique dans la région, même si les analystes appellent à la prudence, car les pays du Golfe sont parfois versatiles. « Ce n’est pas la première fois qu’ils annoncent des investissements aussi colossaux. Il faut attendre leurs transferts réels et voir s’ils ne comptent pas s’appuyer sur l’épargne locale », avertit le journaliste Akram Belkaïd. Au Maroc, deux opérateurs émiratis, Sama Dubai et Emaar, se sont délestés de leurs projets en raison de la crise…

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