Tags : Mali, France, Serval, Barkhane, Burkina Faso, Libye, Kadhafi, Nicolas Sarkozy,
Introduction
Bruno Charbonneau
Directeur du Centre FrancoPaix
Professeur titulaire, Collège militaire royal de Saint-Jean
Tout n’a pas commencé au Mali en 2012. Des précédents importants, qu’il ne faudrait pas oublier, avaient souligné les faiblesses, les limites et les conséquences de l’interventionnisme militaire français en Afrique, ainsi que les balises de ses critiques. L’année 2011 avait été particulièrement mouvementée avec les fiascos qu’avaient été les interventions françaises dans la crise électorale ivoirienne et dans la guerre de l’OTAN en Libye1. De l’avis de plusieurs, l’effondrement du régime de Kadhafi était (et reste) l’une des causes directes, ou du moins un catalyseur important, de la rébellion au Mali. Dans les premiers mois de 2012, donc, le président Nicolas Sarkozy n’avait aucun appétit que la France se mêle de la crise malienne. Sa priorité était l’élection présidentielle française.
Toutefois, Sarkozy allait perdre celle-ci au bénéfice de François Hollande. Dès les premiers jours de sa présidence, ce dernier fit du conflit malien une priorité de sa politique étrangère, débitant les discours familiers de la guerre contre le terrorisme pour souligner l’urgence de la situation et les raisons pour lesquelles la communauté internationale devait intervenir au Mali. Tout au long de l’été et de l’automne 2012, Hollande répéta que la France n’enverrait pas de troupes en sol malien. Cependant, les hésitations de la CEDEAO et de l’Union africaine et la montée en puissance des groupes djihadistes au nord justifièrent le déploiement de l’opération Serval en janvier 2013.
Les années 2013 à 2015 furent une série d’occasions manquées pour résoudre les conflits et les tensions au Mali. Une mission de maintien de la paix des Nations unies — la MINUSMA — fut déployée dès avril 2013. Mal équipée, mal préparée et dotée de troupes peu efficaces, elle prit des années avant d’être proprement opérationnelle, tout en étant constamment tiraillée entre son mandat de «bons offices» et les agendas contre-terroristes. La France exigea des élections rapides (juillet 2013), en espérant stabiliser et normaliser la situation et ainsi passer le relais à l’ONU et aux autorités maliennes. À l’été 2014, l’opération Serval ne quitta pas le territoire malien, mais se transforma en opération Barkhane, étendant ainsi la zone des opérations militaires françaises aux pays du G5 Sahel et faisant de la lutte contre le terrorisme la priorité des acteurs internationaux au Sahel. Dans ce contexte, l’accord de paix de 2015 devait servir, ou du moins ne pas gêner, les efforts contre-terroristes.
La suite est bien connue. La situation sécuritaire n’a cessé de se détériorer depuis 2015, selon les rapports du secrétaire général de l’ONU. La montée des violences dans les régions du centre et au-delà des frontières du Mali a révisé le narratif d’un conflit opposant le sud et le nord maliens. Les coups d’État au Mali et au Burkina Faso ont donné voix à diverses forces et discours populistes, laissé entrer le groupe russe Wagner et montré la porte de sortie à l’opération Barkhane en 2022.
Serval n’avait pas une vocation à long terme, mais devait être une intervention militaire ponctuelle pour rétablir la stabilité, l’intégrité territoriale du Mali et sa légitimité démocratique. Ses succès tactiques n’ont pas été commués en succès politiques ou stratégiques. Ainsi, Serval fut transformée en Barkhane pour, officiellement, adresser la nature transnationale du problème terroriste. Selon les Français, Barkhane répondait à une triple logique : 1) de partenariat avec le G5 Sahel; 2) de soutien à la MINUSMA conformément à la résolution 2100 du Conseil de sécurité de l’ONU et 3) d’adaptation de la réponse militaire à une menace transnationale. S’il y a un constat à faire en 2023, c’est celui de l’échec de l’approche, incapable de résoudre les conflits ou même de stabiliser la situation sécuritaire. Le blâme de cet échec doit être partagé entre la France, les alliés européens, l’ONU, les organisations régionales africaines et plusieurs gouvernements ouest-africains, incluant l’État malien.
Le Centre FrancoPaix a publié de nombreuses analyses sur le Mali et le Sahel depuis sa fondation en 2016. Ce bulletin s’inspire de celles-ci et est composé d’un ensemble de textes courts sur divers éléments et aspects de l’héritage de l’intervention française au Mali et au-delà. Que reste-t-il de cette intervention? Quelles sont les conséquences immédiates de son départ sur la gouvernance malienne et les populations du nord du Mali, sur la gestion des frontières, sur le Niger, sur la MINUSMA? Kalilou Sidibé, Adam Sandor, Yvan Guichaoua, Nina Wilén et Philippe Frowd offrent, dans les pages qui suivent, leurs analyses.
La situation politique au Mali
Kalilou Sidibé
Professeur Université des sciences juridiques et politiques de Bamako
La polarisation des orientations politiques et sécuritaires et «les choix stratégiques» de la transition au Mali, marquée par une forte militarisation de l’administration et des entreprises d’État, ont créé un contexte d’incertitude global quant à la trajectoire de cette transition. Le projet de refondation de l’État n’est ni inclusif ni consensuel, comme le montrent d’ailleurs les réticences vis-à-vis de l’avant-projet de constitution et la désignation des responsables de l’agence indépendante de gestion des élections (AIGE). Le messianisme politique en cours au Mali a fracturé la société. Toute opposition ou opinion contraire à la politique adoptée est perçue comme une trahison à la patrie. Les retards accusés dans la mise en œuvre du calendrier de la transition s’inscrivent dans une logique de confiscation du pouvoir pour arriver au délai non avoué de 5 ans au minimum. La gestion de la transition au Mali repose sur la ruse et le déni en instrumentalisant la fibre patriotique des populations martyrisées par des choix politiques hasardeux sous le prétexte de la «souveraineté retrouvée». Ces choix ont conduit à la dégradation continue de la situation sécuritaire à laquelle s’est ajoutée la détérioration de la situation économique du pays. Le recours aux instructeurs russes n’a pas produit les résultats recherchés : progression des attaques djihadistes vers plusieurs localités du sud et graves atteintes aux droits de la personne. Le basculement géopolitique consistant à mettre un terme à la coopération militaire française, à interdire les ONG françaises et celles bénéficiant de financement français, et le retrait du G5 Sahel, entre autres, ont fragilisé les équilibres socioéconomiques, déjà marqués par la paupérisation croissante des couches sociales les plus vulnérables.
Contrairement à ce qui se dit, au Mali et ailleurs, Barkhane a produit des résultats appréciables. La force française de l’opération Barkhane (et Takuba) a permis de réduire les capacités logistiques et les attaques des groupes djihadistes dans les zones d’intervention de ces deux forces. Cependant, les opérations militaires françaises étant restées concentrées sur le nord du pays, le centre est devenu lui aussi la cible des djihadistes. Depuis l’intervention Serval, la ligne de démarcation se situait à Konna, à une cinquantaine de kilomètres de Mopti. L’armée malienne n’a pas été en mesure de sécuriser les régions du centre à partir de Mopti. L’approche de stabilisation marquée par la mise en place des Pôles sécurisés de développement et de gouvernance (PSDG, 2018), avec un financement européen, visant à déployer des détachements avancés des postes de sécurité pour répondre aux besoins urgents des populations et faciliter le redéploiement des services de base et le retour progressif de l’administration dans les zones du centre du Mali, a produit les effets contraires. Suite au départ des troupes françaises, l’armée malienne n’a pu conserver l’emprise dont Barkhane bénéficiait au nord, notamment à Gossi et Ménaka, où les groupes djihadistes ont étendu leur contrôle et leur influence.
L’échec relatif de la présence française (Serval et Barkhane) au Mali se situe au niveau politique. La stabilisation d’un pays en crise repose sur deux piliers : militaire et politique. La France est demeurée passive face aux dérives du régime d’Ibrahim Boubacar Kéita (corruption, détournement des fonds, fraudes électorales, etc.) qui ont conduit au coup d’État du 18 août 2020. Les efforts militaires français ont été réduits à néant par le silence de la France vis-à-vis d’un processus politique de plus en plus contesté par les Maliens eux-mêmes. Murés dans leur propre certitude, les militaires maliens qui détiennent les réalités du pouvoir sont en train de conduire le pays vers l’abime. L’objectif d’une transition est de créer des conditions propices (élections crédibles, transparentes, inclusives et moins contestées) au retour à l’ordre constitutionnel normal. Une transition n’est pas un projet politique tendant à remettre en cause les principes fondamentaux de l’État. Une réforme de l’État doit être faite par un pouvoir légal et légitime issu d’élections démocratiques.
«Le messianisme politique en cours au Mali a fracturé la société. Toute opposition ou opinion contraire à la politique adoptée est perçue comme une trahison à la patrie. »
Départ de Barkhane : les effets sur les régions de Gao et Ménaka
Adam Sandor Chercheur postdoctoral Postcolonial Hierarchies in Peace & Conflict, Universität Bayreuth
Les militaires français de l’opération Barkhane ont quitté leur dernière et plus grande base à Gao au nord-est du Mali en août 2022, à peine un mois après leur départ de la base de Ménaka. À l’époque de l’annonce de la fin de la mission, une équipe locale de chercheurs avec laquelle nous travaillons s’est rendue dans la ville de Gao pour enquêter sur la perception des communautés de la région. À part quelques partisans de la junte de Bamako qui se vantaient du pouvoir malien et de sa souveraineté retrouvée contre «les forces du mal néocolonialistes», l’opinion publique exprimait majoritairement une seule crainte : qu’est-ce qui va se passer maintenant?
Après dix ans de présence au nord-est du Mali, les résultats de l’intervention française sont mitigés. Serval a certes repoussé les groupes djihadistes vers le centre et le nord du pays. Et l’opération Barkhane a «neutralisé» (traduction : tué) plusieurs lieutenants et chefs de ces groupes, présents au Sahel. Mais viser des chefs djihadistes a eu des conséquences souvent imprévisibles et ces assassinats ciblés ont chamboulé un contexte politico-sécuritaire déjà fragilisé. Vu les évolutions au sein des groupes djihadistes et leurs rapports avec les communautés locales, les objectifs militaires de Barkhane ne pouvaient ramener la paix à Gao et à Ménaka. L’exemple le plus clair est l’alliance de circonstance que Barkhane a nouée avec des milices communautaires pro-gouvernementales (de mi-2017 à mi-2019) pour attaquer l’État islamique au Grand Sahara (EIGS). Ces rapports clientélistes sécuritaires ont exacerbé les tensions et violences intra et intercommunautaires dans cette zone frontalière, ce qui a entraîné une forte augmentation des vols de bétail, des règlements de comptes, des assassinats ciblés et des exécutions extrajudiciaires de civils. Barkhane a fini par mettre fin à son alliance avec ces milices, laissant ces dernières dans une position vulnérable les obligeant à conclure des pactes de non-agression avec les groupes djihadistes. Des pactes qui n’allaient pas durer.
« Viser des chefs djihadistes a eu des conséquences souvent imprévisibles et ces assassinats ciblés ont chamboulé un contexte politico-sécuritaire déjà fragilisé. »
Comme prévu, le départ annoncé de Barkhane n’a fait que renforcer la détermination de l’EIGS. Des interlocuteurs du nord-est du Mali nous ont rapidement informés que le groupe se mobilisait, quittait ses cachettes et se déplaçait en grands convois de combattants. L’extraction violente des biens locaux par le groupe allait s’exacerber. Les pactes de non-agression ont finalement été rompus, poussant l’EIGS à se venger des communautés dont les dirigeants s’étaient associés à Barkhane : depuis mars 2022, plus de 1300 civils ont été tués, et les déplacements forcés vers les villes d’Ansongo, Gao et Ménaka ont atteint des niveaux hallucinants(1). L’EIGS a presque encerclé toute la région, s’approchant de la ville de Gao (Djebock) en septembre (juste après le départ des derniers soldats français).
Les interventions internationales ne peuvent pas durer éternellement. De graves erreurs sont inévitablement commises et Barkhane ne fait pas exception. Pourtant, étant donné le niveau de violence de 2022, même les plus ardentes critiques du départ des troupes militaires françaises (y compris l’auteur de ce texte — le compte Twitter de Barkhane m’a bloqué il y a quelque temps) se sont posé de sérieuses questions. Dans les pires moments vécus par les communautés du nord-est du Mali, la présence de Barkhane a constitué un parapluie de dissuasion pour la majorité des populations de cette région. Ce n’est plus le cas, preuves en sont les cadavres de civils en décomposition. Comme nous l’a expliqué un interlocuteur de Talataye : «si les autres forces internationales quittent le Mali, ce sera un bain de sang». La situation peut-elle empirer? Oui. Barkhane aurait-elle dû partir? C’est moins certain.
1 Plusieurs journalistes maliens, des associations de la société civile des régions de Gao et Ménaka, ainsi que des interlocuteurs locaux avancent des chiffres entre 700 et 2000 morts. Les chercheurs de l’ONG Armed Conflict Location & Event Data Project estiment qu’au moins 800 civils sont morts à cause des violences commises par l’EIGS au nord-est du Mali.
(suivra)
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