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Wikileaks au Maroc : un feuilleton avec des journalistes étrangers rémunérés
Depuis début octobre (2014, ndlr), Chris Coleman, un profil anonyme, et les autorités marocaines jouent au chat et à la souris sur les réseaux sociaux. Le premier publie des documents et des e-mails confidentiels, principalement sur Dropbox, un service de stockage en ligne gratuit, qu’il annonce via Twitter ; les seconds demandent la suppression de ces fichiers et ont même réussi à faire fermer le compte à partir duquel ils sont harcelés. Il en ouvre un autre.
L’homme qui se cache derrière Chris Coleman n’est pas un professionnel dans le style de Julian Assange et de l’équipe Wikileaks. Il s’agit probablement d’un hacker, avec des sympathies pour l’indépendance sahraouie, à en juger par certains des profils qu’il suit sur Twitter. S’il était plus habile et disposait de plus de ressources, il aurait ouvert un site web sur un serveur distant où il aurait mis en ligne le matériel volé.
De même, s’il était plus avisé, il ne mélangerait pas des documents de grand intérêt avec d’autres documents privés, intimes et sans intérêt – tels que des photos de mariage et des lettres du vice-ministre des affaires étrangères du Maroc – créant ainsi une certaine confusion. Il est difficile de séparer le bon grain de l’ivraie.
Les « papiers » révélés par Chris Coleman exposent le travail des services secrets étrangers marocains, la Direction Générale des Etudes et de la Documentation (DGED), dirigée par Yassin Mansouri, pour amener les think-tanks et les journalistes aux Etats-Unis et en France – il y a aussi un cas au Royaume-Uni – à défendre la « marocanité » du Sahara Occidental et, dans le processus, à attaquer l’Algérie et le Front Polisario.
L’homme clé semble être Ahmed Charai, rédacteur en chef de l’hebdomadaire L’Observateur du Maroc, qui ordonne les transferts ou effectue les paiements en espèces et rend compte à Mansouri ou à son chef de cabinet. Pour avoir transporté d’importantes sommes d’argent liquide et ne pas les avoir déclarées, il a été arrêté en septembre 2011 à l’aéroport de Dulles (Washington). Il a reconnu que sa messagerie a été piratée depuis 2010, mais affirme que les documents publiés ont été manipulés. Il n’explique pas en quoi consistait cette modification.
Charai a échangé des courriels avec des journalistes français qui lui ont facturé 6 000 euros par article ou qui lui ont demandé une avance de 38 000 euros en espèces sous prétexte qu’ils devaient déménager. En retour, ils lui ont dit que leurs rapports mentionneraient, par exemple, que les terroristes d’Al-Qaïda qui avaient enlevé deux Français au Mali venaient des camps de réfugiés sahraouis de Tindouf ou que le Mouvement autonome de Kabylie en Algérie gagnait du terrain.
Aucun journaliste ou groupe de réflexion espagnol n’est mentionné dans les courriels, bien que, par le biais de l’entreprise publique Office Chérifien des Phosphates (OCP), Rabat finance des programmes dans au moins deux d’entre eux. L’intrigue a cependant un côté espagnol puisque c’est Charai qui a publié dans son hebdomadaire, en septembre 2008, le canular qui attribuait la paternité de la fille de Rachid Dati à l’ancien président José María Aznar. L’Audience provinciale l’a condamné en 2011 à verser à Aznar 90 000 euros de dédommagement.
Seule la presse algérienne et quelques publications en ligne sympathiques au Polisario, comme le blog du professeur Carlos Ruíz Miguel, ont fait écho à ces révélations. La grande presse marocaine les a ignorés. Une poignée de quotidiens en ligne les ont repris, mais généralement en mettant l’accent sur les documents économiques ou sur les recommandations du ministre des affaires étrangères Salahedin Mezzouar à sa fille pour qu’elle trouve un bon emploi.
Aucune question n’a été posée au parlement marocain, non pas sur la façon dont l’agence d’espionnage dépense l’argent public pour séduire les journalistes – c’est un sujet secret – mais sur un rapport du cabinet de conseil McKinsey, commandé par le palais royal et remis en septembre, sur la stratégie de développement du pays. Chirs Coleman l’a mis sur Dropbox. Personne à Rabat n’a non plus exprimé d’inquiétude quant à la révélation des e-mails des services secrets.
Si l’absence de débat au Maroc n’est pas trop surprenante, le manque de réaction en France est encore plus frappant. Les journalistes dont les noms apparaissent dans les journaux de Chris Coleman ne sont pas des inconnus. Trois d’entre eux sont des experts reconnus du Maghreb – un quatrième occupe un poste clé sur la chaîne de télévision la plus regardée – et les révélations de Chris Coleman jettent la suspicion sur tout ce qu’ils ont écrit et rapporté ces dernières années.
La France est le pays européen où la presse consacre le plus d’attention au Maghreb, mais à ce jour, pas une seule ligne n’a été publiée sur le linge sale découvert par l’utilisateur anonyme de Twitter. Il faut croire qu’en France aussi, le chien ne mange pas de chien.
Source : Orilla Sur, 22 Oct 2014
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