France : Variations nationales sur la crise

Ouest-France 12/12/2018 par Laurent Marchand

Edito – C’est un peu comme une vieille fracture, dont la douleur se réveille. Les démocraties occidentales ont une mémoire latente. Et en trébuchant sur la crise comme elles le font depuis maintenant dix ans, des fragments du passé resurgissent. Des symboles. Des comportements. Les Britanniques, et surtout les Anglais, ont donné corps en juin 2016 à un vieux tropisme insulaire. La tentation de redresser le pont-levis. Avec des contradictions criantes, car on a entendu beaucoup d’évocations de l’âge d’or du mercantilisme britannique, au moment même où se profile, avec le Brexit, le risque d’un blocus continental, cette fois auto-infligé.

Aux États-Unis, en novembre 2016, la victoire de Donald Trump a fait resurgir tout un pan de la mythologie américaine. La revanche d’un certain « homme blanc », avec son goût pour les armes, l’argent sans odeur (Trump est un fils à papa plus qu’un outsider), le racisme à fleur de fusil et l’isolationnisme comme horizon.

En Italie, la profonde crise économique et sociale, doublée d’une crise migratoire essuyée en pleine face, a fait revenir quelques fantômes. Des mots, des attitudes, des symboles liés au fascisme. Matteo Salvini lui-même en a usé, pour rallier à l’extrême droite. Ses détracteurs voient en lui une réincarnation de la rhétorique des années 1920. C’est une peur qui traverse cycliquement la politique italienne.

En Autriche Ouest-France 12/12/2018 par Laurent Marchandet en Allemagne, c’est l’ombre brune qui revient planer dans les esprits, au gouvernement à Vienne comme au Bundestag. Engendrant, chez tous ceux qui conservent la mémoire du siècle dernier, un sentiment désagréable. La mémoire des traumatismes du passé nous conditionne et nous place, parfois malgré nous, face à un dilemme. Sommes-nous en train d’exagérer le risque d’un retour de l’histoire ? Ou devons-nous, cette fois, tout faire pour qu’on ne puisse pas dire : « Nous ne savions pas » ? Et si c’était ce dilemme même qui nous empêchait de voir les vrais risques d’aujourd’hui ? De sentir où va l’histoire?

Trois défis

En France, ce sont bien sûr les barricades qui hantent la mémoire collective de nos propres crises. Des fragments désordonnés jaillissent du passé, des dates symboliques. Pour peu, certains rêveraient de voir un carrosse élyséen tenter de traverser de nuit un rond-point, près de Varennes.

Toute cette profusion de souvenirs conforte les tenants du repli nationaliste. Mais elle fait aussi écran au présent. Car tous les pays cités précédemment, et on pourrait allonger la liste, sont confrontés à trois défis communs. Surmonter les effets prolongés de la dérive financière de 2008, qui a meurtri les classes moyennes et concentré encore davantage les richesses. Surmonter la profonde crise de la représentation politique qui en est la conséquence directe. Négocier une mutation technologique majeure, probablement historique, qui est à la fois un enjeu de puissance au niveau mondial et un facteur de bouleversement de nos sociétés.

Les mémoires nationales sont à l’oeuvre partout, mais les leviers de puissance en matière de justice fiscale, de climat, d’énergie, de numérique, excèdent le cadre national. C’est tout le défi. Écouter la barricade « et » peser sur l’évolution du monde. La France jouit d’un certain prestige sur ces deux tableaux. À condition de ne pas céder à la tentation du pont-levis. L’incapacité criante des tenants du Brexit à gouverner le processus qu’ils ont eux-mêmes enclenché a de quoi faire réfléchir.

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