Les Russes ont le Krokodil, la Crystal meth s’est propagée depuis les États-Unis, et au Maroc, c’est une drogue moins connue mais tout aussi dangereuse qui sévit. Mélange de psychotropes, cannabis, alcool ou colle; le Karkoubi est un cocktail explosif qui donne à ceux qui le prennent des pulsions violentes.
Ainsi, de 2004 à 2005, le tueur en série Abdelali Amer avait sévi dans les rues de Rabat, assassinant 14 personnes alors qu’il était sous l’emprise du karkoubi. Le pays découvre alors l’ampleur de l’addiction à ce cocktail médicamenteux artisanal, largement répandu dans le pays et transcendant âge et classes sociales. Le spot préféré des trafiquants ? Les écoles et les instituts, avec des effets dévastateurs sur les consommateurs : selon le média local Yabiladi, en 2007, 80% des jeunes en prison l’étaient pour des délits commis sous effet du karkoubi. Pas de quoi freiner la consommation pour autant. Depuis le règne de terreur d’Abdelali Amer, le karkoubi continue de faire parler de lui au gré des crimes, délits et sursauts de violence commis sous son emprise. Dernier en date : un reportage publié par Le Monde ce lundi, qui emmène le lecteur dans la psyché des drogués. Comme Hay Mohammadi, un Marocain de 31 ans qui s’est juré à plusieurs reprises déjà d’arrêter. Sans succès : « Sans le karkoubi, je ne peux pas voler. Comment vais-je faire pour survivre ? ».
Si ce cocktail médicamenteux donne un tel sentiment de toute puissance à ceux qui le prennent, c’est à cause des psychotropes qui le composent. Dans un rapport publié en 2013 par le Centre spécialisé en addiction de Casablanca, le docteur Abdellah explique en effet que les psychotropes, parmi lesquels on retrouve des benzodiazépines tels que le Xanax ou le Valium , ont des effets secondaires qui vont de l’automutilation aux pensées suicidaires, voire même, meurtrières. Comme celles qui ont agité Abdelali Amer. Pour la juriste et militante des droits humains Fatiha Daoudi, c’est bien simple : le karkoubi n’est rien de moins qu’une arme de destruction massive.
Malgré les efforts de la police, les comprimés se répandent comme une trainée de poudre. D’abord parce qu’ils sont petits, faciles à cacher et donc à dealer. Mais aussi parce qu’ils sont relativement démocratiques : compter entre 2 et 100 dirhams la pilule (entre 18 cents et 8 euros), contre 50 dirhams pour une barre de haschich et 500 dirhams le gramme de cocaïne. Le calcul est vite fait, et le mélange est prêt tout aussi rapidement. Une pilule écrasée, un peu d’alcool, un peu de colle, du haschich pour ceux qui le désirent et le karkoubi est prêt à être consommé. Et si son prix le classerait plutôt dans la catégorie « drogue du pauvre », avec le rapport du Centre spécialisé en addiction de Casablanca soulignant que «l’utilisation de médicaments psychotropes est étroitement lié à la misère sociale ou émotionnelle», le karkoubi a toutefois réussi à infiltrer toutes les couches de la société marocaine.
D’une impulsivité incroyable
Selon une étude réalisée en 2009 par le psychiatre Khalid Ouqezza, la consommation de karkoubi toucherait 3% de la population du pays. Des chiffres qui ont vraisemblablement augmenté depuis, au gré de la multiplication des incarnations de la drogue. Il y a le touar, venu de Libye, qui fait perdre tout sens de la réalité à celui qui le consomme; le timssah, une version du Krokodil originaire d’Algérie qui entraine la mort des consommateurs dans les deux ans, et puis la plus dangereuse de toutes, al katila (« la tueuse »), une version du karkoubi mélangeant psychotropes en gouttes et cannabis et qui entraîne des comportements extrêmement violents chez ceux qui en prennent. « Consommés à fortes doses, ces psychotropes peuvent entraîner leur consommateur à commettre des folies, à avoir des réactions très agressives, d’une impulsivité incroyable » explique ainsi Jalal Taoufik, psychiatre et directeur du Centre national de prévention et de recherche en toxicomanie interrogé par Yabiladi.
Le plus souvent, les gens qui consomment du karkoubi sont des psychopathes en puissance. Le produit les désinhibe et leur ôte toute capacité de jugement, ils sont capables de s’automutiler.
Jalal Taoufik
Et de semer la panique dans le pays. En 2015, dans une tribune rédigée pour le Huffington Post, Fatiha Daoudi tirait la sonnette d’alarme. « Nous assistons, depuis cinq ans, à une recrudescence spectaculaire d’agressions et de crimes barbares. Il ne se passe pas un jour sans que nous entendions parler de jeunes délinquants, souvent mineurs, armés de coutelas, semer la panique sous l’effet de karkoubi ».
Il existe de nos jours des quartiers entiers pris en otage par ce genre de délinquants et que la police déserte laissant leurs habitants livrés à leur sort.
Fatiha Daoudi
La solution, selon elle ? « La prophylaxie est la meilleure arme contre le karkoubi. Elle doit se baser sur le respect de la dignité humaine autrement dit l’accès à un logement décent, au travail et au droit à la santé ». Plus facile à dire qu’à faire, Fatiha Dadoudi accusant le gouvernement de « démission », et tempêtant que « ce laisser-aller men_ace la stabilité de notre pays et peut mener au chaos ! ». Un chaos contre lequel luttent les associations qui oeuvrent à sensibiliser aux ravages du karkoubi, avec des résultats mitigés : les psychotropes occupent en effet avec l’alcool la deuxième place après le cannabis dans le classement des drogues les plus consommées au Maroc. Rien qu’à Oujda, une ville de 60 000 habitants au nord-est du pays, 1 091 trafiquants et complices ont été arrêtés en 2006, avec près d’un demi-million de comprimés de Rivotril saisis par la police en 2004. Selon Abedelkebir El Assi, responsable d’une association active dans les bidonvilles de Casablanca, entre 40 et 45% des jeunes âgés de 12 à 35 ans auraient déjà consommé du karkoubi. Et les plus âgés ? « Au-delà de cet âge, un consommateur de ce genre de psychotropes est en prison pour un crime commis sous l’emprise de la drogue, ou a sombré dans la folie ». Alors pour éviter le pire Fatiha Daoudi persiste, et signe : « l’amélioration des conditions de la vie quotidienne protège contre l’attrait du paradis artificiel que procure la drogue. Il est vrai que la réalisation de ces conditions a un coût mais comparé au coût des ravages du karkoubi, il est infime ».
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