Habib Ayeb
Membre fondateur de l’Observatoire de la Souveraineté Alimentaire et de l’Environnement #OSAE
La crise économique; comment en sortir ?
L’économie tunisienne traverse une grave crise qui menace de prendre plus d’ampleur. Huit années après la chute de la dictature 14 janvier 2011, la situation sociale se détériore de plus en plus, malgré toutes les promesses électorales et, essentiellement à cause de l’incapacité des nouveaux pouvoirs à répondre aux attentes légitimes d’une population qui s’est soulevée pour exiger la justice sociale, l’égalité d’accès aux ressources et aux services et la dignité individuelle et collective. Le secteur touristique qui a connu l’une des crise les plus graves, probablement la plus grave de son histoire, qui a révélé sa fragilité intrinsèque inhérente au fait qu’il est extrêmement sensible à toutes « secousses » politiques et/ou géopolitiques internes et/ou externes. Le chômage, particulièrement celui qui touche les jeunes, et la pauvreté et les inégalités sociales et territoriales enregistrent des niveaux records. Les prix des produits de consommation n’ont plus aucun rapport avec les revenus réels des ménages. La dette s’envole. Le dinar plonge littéralement, réduisant drastiquement le pouvoir d’achat des citoyen.ne.s. L’investissement public recule et le secteur privé ne va pas mieux. La dépendance alimentaire est toujours terriblement handicapante. Les institutions financières internationales (IFI) soumettent le pays à un traitement drastique et lui imposent de prendre des mesures destructrices exceptionnelles : licenciements de fonctionnaires, baisses de salaires, « désengagement » de l’Etat, hausses des prix et des taxes, privatisations, libéralisation totale des marchés, y compris le très sensible marché foncier, … Pendant ce temps, les élites politiques et économiques parasites du pays se livrent à d’interminables batailles pour sécuriser privilèges, ressources, fauteuils et salons d’honneur.
Ainsi, il est urgent de réfléchir collectivement sur des alternatives possibles pour mieux sécuriser durablement l’économie nationale et la mettre à l’abri des aléas politiques et géopolitiques « locales » et globales. Pour se faire, il faut rebâtir une économie, solide à l’intérieur, sur des piliers moins exposés aux aléas externes et plus indépendants des multiples sources et causes d’instabilités internes et externes.
Dans un pays comme le notre, l’agriculture familiale paysanne reste incontestablement l’un des piliers les plus solides. Dans un pays, comme le notre, qui ne « bénéficie » pas d’une industrie digne de ce nom et d’une économie productrice de richesses, l’agriculture reste l’unique outil en notre possession, d’autant que les conditions « naturelles » sont particulièrement favorables. Quoi qu’en disent les experts de bureaux et autres pseudo-intellectuels de salons, la Tunisie ne manque ni d’eau, ni de soleil, ni de bons sols et encore moins de savoir-faire-s locaux et de « ressources humaines » (compétences et expertises locales) pour faire de l’agriculture un secteur économique de stabilité et un outil efficace pour une plus grande souveraineté alimentaire et, donc, politique. En dehors de l’agriculture, aucun future n’est possible.
Mais pour cela, il nous faudra changer totalement de paradigmes et de réformer en profondeur ce secteur vers une orientation qui remet l’agriculture paysanne au cœur des stratégies économiques et politiques et qui redonne aux paysans leur rôle premier qui est de se nourrir, de nourrir la communauté « nationale » et de protéger les ressources naturelles et l’environnement. Si le « fantasme » de l’autosuffisance alimentaire relève d’un irréalisme au mieux « rêveur » et au pire « dogmatique » et irresponsable, la souveraineté alimentaire réelle est non seulement un objectif et une possibilité « objective » mais aussi une condition pour une souveraineté politique totale. Pour cela, il faut oser « l’impossible » et opter pour une véritable réforme agraire, hydraulique et écologique.
Pour une réelle souveraineté alimentaire : une réforme agraire globale est possible et s’impose…
Dans le problématique actuelle de la crise agricole et alimentaire, il y a un points clés : L’accès à la terre et à l’eau agricoles montre une inégalité dramatique entre les paysans, dont la fonction et l’objectif réels sont d’abord de se nourrir et de nourrir la population du pays, et les gros producteurs dont la fonction et l’objectif réels visent à accumuler davantage de capitaux et de richesses. Selon les données des enquêtes agricoles réalisées par les services du ministère de l’agriculture en 2004-2005 : 54 % des producteurs agricoles disposent en moyenne de moins de 5 hectares et n’occupent collectivement que 11 % de la surface agricole totale. En même temps, les producteurs disposant de plus de 100 hectares chacun ne représentent que 1% de l’ensemble des agriculteurs mais occupent 22 % de la terre agricole totale. En prenant d’autres catégories de classement, on voit que 97 % des producteurs agricoles ne disposent que de moins de 50 hectares et n’occupent que 66 % de la terre agricole, quand le reste de la terre agricole (34 %) est aux mains de 3% de l’ensemble des producteurs.
Ces chiffres officiels nous donnent une photographie de la situation du secteur agricole dans sa globalité et de celle des petits paysans en particulier. Toutes les difficultés agricoles, alimentaires et environnementales du pays résident, d’abord, dans ce tableau. Les initiatives et politiques adoptées et misent place depuis 2011 ne font qu’en aggraver les éléments les plus négatifs, d’où l’aggravation de la situation sociale et économique de la Tunisie rurale et l’accentuation de la dépendance alimentaire locale er nationale.
Il est donc plus qu’urgent de changer radicalement d’orientation stratégique et de politiques agricoles et alimentaires globales. Quelques propositions globales pour un débat citoyen responsable et approfondi :
– Déclarer le secteur agricole comme un secteur stratégique clé et l’agriculture familiale paysanne comme une priorité nationale ;
– Rompre avec la logique des avantages comparatif (avantages pays) et rompre avec la politique de l’agriculture destinée à l’export, principalement tenue par des investisseurs dont le seul objectif et de remplir leurs comptes bancaires, au profit d’une agriculture familiale, paysanne et vivrière orientée vers l’autoconsommation et le marché intérieur ;
– Taxer très fortement les exportations de produits agricoles particulièrement ceux issus de l’agriculture irriguée (les agrumes, les dattes, l’huile d’olive, les légumes hors saison. Etc.) ;
– Taxer fortement les importations de produits alimentaires rentrant en concurrences commerciales avec les productions locales (cela suppose la fin de l’ALECA et des autres accords dictés ou imposés par l’OMC et les autres IFIs et organisations internationales) ;
– Favoriser et encourager, y compris financièrement, l’utilisation des semences et des variétés végétales et animales locales ;
– Sécuriser aux petits paysans un revenu suffisant en jouant sur les prix de leurs productions, sans pénaliser les consommateurs non producteurs. Cela peut nécessiter des subventions ciblées sur les produits locaux dont les coûts de production se révèlent trop élevés ;
– Taxer l’usage des pesticides et les produits chimiques destinés à la production agricole ;
– Fixer un prix très élevé à l’eau souterraine (sondages et puis) ou de surface (barrages, lacs, cours d’eau) destinée à irriguer des productions destinées à l’export ;
– Imposer un salaire minimum effectif au travail agricole, interdire le travail des enfants de bas âge et sécuriser les femmes occupant un travail agricole salarié (saisonnier ou permanent) contre toutes formes d’exploitation et de harcèlement ;
D’autres choix importants peuvent être adoptés pour consolider cette réorientation globale…
Toutefois, cela suppose de commencer par une réforme radicale des structures foncières dominantes en adoptant une réforme agraire radicale. Dans le cadre d’une telle réforme, plusieurs choix sont envisageables. Mais le principe a adopter est relativement simple : Fixer, par la loi, une superficie minimale des exploitations agricoles et plafonner la propriété foncière agricole.
A titre de suggestion à débattre, et plus de ce qui précède, je propose les deux mesures suivantes :
– Fixer à 5 hectares minimum la taille de toute exploitation agricole.
– Plafonner la propriété agricole à 20 hectares irrigués ou à 50 hectares en agriculture pluviale dans le nord et 100 hectares en agriculture pluviale dans le sud du pays. Ce ne sont que des indications d’ordre de grandeurs qu’une réflexion sérieuse, rigoureuse et argumentée peut préciser.
En faisant de tels choix politiques courageux (existe-il une classe politique en Tunisie capable de relever un tel défit ?), la Tunisie peut à la fois : sortir du cercle étouffant de la dépendance alimentaire, réduire la pauvreté rurale et ouvrir de nouveaux emplois aux jeunes en rendant le secteur agricole attractif, protéger les ressources agricoles (dont l’eau et la terre), protéger l’environnement et sauvegarder la biodiversité végétale et animale,… et se contre les effets désastreux de l’accélération vertigineuse des changements climatiques.
Il en va de la sécurité et des droits des générations actuelles et de celles à venir.
1 Novembre 2018.
Be the first to comment