Le recours à la protestation comme moyen pour canaliser les revendications économiques, sociales et politiques est un phénomène de plus en plus visible ces dernières années dans les régions périphériques de certains États maghrébins, caractérisées par leur centralisme. Cet article tente d’expliquer les causes qui motivent ces manifestations, les réponses des différents États, ainsi que la possibilité de leur perpétuation si les questions de fond qui se trouvent à l’origine de sa prolifération ne sont pas traitées.
L’absence de développement économique, l’augmentation des inégalités et le manque d’opportunités étaient parmi les facteurs qui ont exacerbé les manifestations anti-autoritaires qui ont vu le jour en Afrique du Nord depuis 2011 avec un agenda revendicatif dans lequel, parallèlement à la chute ou à la réforme des régimes, la dignité et la justice sociale sont revendiquées.
La réponse des différents régimes maghrébins aux manifestations contenant des revendications sociales, économiques et politiques n’a pas été uniforme. En Tunisie, la chute du dictateur Ben Ali a cédé la place à un processus de transition politique dans lequel les questions sociales et économiques ont été reléguées au rang d’un programme de changement donnant la priorité aux réformes politiques (tenue d’élections, approbation de la Constitution de 2014, etc.). etc.).Au Maroc, la réforme de la Constitution réalisée par le souverain en réponse aux protestations du Mouvement du 20 février n’a pas supposé une rupture avec les modes de gouvernance au sens large, ni a été accompagnée par les changements nécessaires pour mettre fin aux inégalités structurelles qui ralentissent le développement de vastes régions du pays. En Algérie, les ressources provenant de la rente énergétique ont permis au régime d’acheter la paix sociale grâce à une batterie de mesures économiques. L’immobilisme politique a multiplié le nombre de manifestations, les transformant en un instrument informel de participation politique. C’est dans les wilayas du sud du pays que les manifestations se sont distinguées par leur capacité de mobilisation et leur résistance durable pendant des mois contre les politiques économiques et environnementales du gouvernement algérien.
Sept ans après ce qu’on a appelé le «printemps arabe», la fracture entre une grande partie de la population et les élites perdure impulsant périodiquement des mobilisations de protestation, non encadrées par des acteurs politiques et syndicaux traditionnels, et de nouvelles formes de contestation sociale telles que le boycott de certains produits jugés trop chers comme le lait, l’eau en bouteille et les carburants, lancé anonymement via les réseaux sociaux au mois d’avril dernier.
L’absence de réponse aux expectatives de transformations sociales et économiques a nourri dans certaines régions le sentiment d’être victime d’un ordre économique injuste. Le maintien de ce sentiment explique la continuité et l’expansion des manifestations dans les régions périphériques d’États à forte tradition centralisatrice héritée de la période coloniale. Dans les régions riches en ressources naturelles, mais traditionnellement marginalisées, ce sentiment d’injustice encourage les revendications qui réclament qu’une partie de cette richesse soir destinée au développement local. Dans d’autres régions, ce sentiment d’exclusion et de marginalisation économique s’est renforcé en raison de l’intensification des contrôles de sécurité aux frontières méridionales, en raison du conflit en Libye et de l’instabilité croissante au Sahel. Dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, cette « virtualisation des frontières », traditionnellement caractérisée par sa porosité, a eu un impact sur la mobilité et l’économie de la population locale. Le traitement sécuritaire de la contrebande, de plus en plus associé au terrorisme, a été utilisé pour délégitimer les revendications sociales des populations des régions frontalières.
Les régions périphériques (á l’instar des îles Kerkennah en Tunisie ou Tamanrasset en Algérie) sont également devenues de nouvelles destinations pour les migrants en transit vers l’Europe pendant des périodes plus ou moins longues. Leur arrivée, favorisée par la faiblesse des structures de l’Etat, contribue à accroître les tensions sociales et à renforcer les réseaux informels et les trafics illicites.
La multiplication de ces manifestations indique, d’une part, que les attentes socio-économiques d’une partie de la population restent sans réponse. Dans un contexte politique régional marqué par le poids croissant des questions de sécurité et le retour à de vieilles recettes autoritaires, la réponse des gouvernements, bien que nuancée, est plus encline à la répression qu’à la conciliation, ce qui ne peut que renforcer encore, à moyen et à long terme, la contestation populaire.
Déséquilibres régionaux et manifestations en Tunisie
L’une des (re)découvertes les plus importantes de la révolution tunisienne a été la marginalisation et l’exclusion des régions méridionales et intérieures, masquées par le discours du miracle économique tunisien utilisé comme lettre d’introduction par Ben Ali dans ses relations avec l’Union Européenne. Cependant, les disparités régionales étaient particulièrement flagrantes en termes de pauvreté et d’accès aux services publics. Par exemple, dans la région du centre-ouest (Kasserine, Kairouan et Sidi Bouzid), le taux de pauvreté (32%) était en 2010 plus de trois fois supérieur à celui de la capitale. Cette inégalité existait également dans la fourniture d’infrastructures et l’accès aux services publics tels que la santé et l’éducation, avec des taux d’analphabétisme doublant ceux de la côte. Dans le dernier budget approuvé avant la chute de Ben Ali, 82% des fonds publics étaient destinés aux régions côtières où se concentrent les richesses du pays. L’accent mis sur la lecture d’indicateurs macroéconomiques, isolés de leur contexte social, a largement sous-estimé la portée des manifestations initiées en 2008 dans le bassin minier de Gafsa. Cela a également conduit à minimiser, dans un premier temps, la portée des manifestations déclenchées en décembre 2010 à Sidi Bouzid après le suicide de Muhammad Bouazizi dans une immolation qui a servi de détonateur à la révolution qui a renversé Ben Ali.
A partir de 2011, la nécessité de corriger ces déséquilibres régionaux par le biais de mécanismes de discrimination positive a été l’objet d’un consensus entre les différentes forces politiques. Bien qu’elle ait été incluse dans la Constitution de 2014, la loi organique des communautés locales chargée de développer le processus de décentralisation n’a été approuvée qu’en avril 2018, ce qui reflète les résistances et les craintes suscitées dans certains secteurs par la transformation de la structure administrative de l’État comme instrument pour corriger des inégalités aggravées par les politiques libérales suivies depuis la période Ben Ali. Au cours des sept dernières années, la priorité accordée au rééquilibrage régional ne s’est toutefois pas accompagnée d’une augmentation des investissements ni d’une amélioration de leur situation économique.
L’incapacité des gouvernements post-révolutionnaires successifs à concevoir une stratégie de développement capable de créer des emplois dans des régions où le taux de chômage double celui du reste du pays et de libérer les régions qui, situées à 300 kilomètres seulement de la côte, manquent d’infrastructures et de services de santé et d’éducation ont alimenté dans le pays des sentiments d’abandon, d’exclusion et de rejet des élites de la zone côtière qui monopolisaient les processus décisionnels depuis l’indépendance.
Jusqu’à 2014, le climat de polarisation sur l’identité religieuse ou laïque du pays a éclipsé l’attention envers les mouvements sociaux qui réclamaient périodiquement de la justice sociale et l’augmentation de la marginalisation économique dans les régions du sud et du centre-ouest. En Décembre 2012, des manifestations ont éclaté contre le gouvernement de la Troïka, présidé par Hamadi Jebali, à Siliana, petit village agricole dans le centre du pays. Elles ont repris en 2013. En Janvier 2016, c’est à Kasserine, la capitale de la province la moins développée du pays, où quelques semaines après que la transition tunisienne a reçu le prix Nobel de la Paix, une nouvelle vague de protestations a déferlé Kairouan, Jendouba, Sidi Bouzid, Gafsa, Béja et Médenine. Poussé par l’Union des diplômés chômeurs, avec le soutien de la branche régionale de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), ils ont rejeté la corruption et demandé au gouvernement de technocrates dirigé par l’emploi Habib Essid des solutions à la question de l’emploi précaire.
Bien qu’ils partagent le rejet d’un ordre économique injuste qui perpétue la persistance des inégalités et la difficulté d’accès à l’emploi, ces « manifestations périphériques » ont un agenda revindicatif qui s’adapte à l’environnement local dans lequel ils se développent. La dépendance économique de la contrebande avec l’Algérie et la Libye fait que les revendications pour plus de développement local dans les villes frontalières comme Ben Guerdane sont régulièrement accompagnées de manifestations contre la fermeture de la frontière de Ras Jedir. Ces manifestations sont soutenues par une nouvelle classe d’acteurs économiques qui utiliseraient leur soutien aux mobilisations comme un levier pour négocier avec les autorités afin qu’elles ne poursuivent pas ses activités dans l’économie informelle.
L’existence de gisements de phosphate, du pétrole et du gaz dans les régions du sud a impulsé des manifestations récurrentes qui exigent un retour des bénéfices de leur exploitation, ainsi qu’une politique de recrutement de main-d’œuvre qui donne la priorité aux habitants de la région et qui assurer la durabilité environnementale du territoire.
Les sit-in, manifestations et grèves ont été récurrents et ont touché à la fois des entreprises publiques telles que la Gafsa Phosphate Company et des sociétés privées ayant des intérêts dans les secteurs du gaz et du pétrole. En 2015, la question de la gestion des ressources naturelles est entrée dans le débat public à travers la campagne Winou le Pétrole? (Où est le pétrole?) qui, autour de la question « où est le pétrole? » revendiquait une transparence plus grande dans la politique énergétique et les contrats signés par l’État pour son exploitation.
Lancée anonymement sur Facebook, ce mouvement défendait l’existence dans le pays, de ressources naturelles plus importantes que celles déclarées officiellement, exigeant qu’une partie des bénéfices de leur exploitation soient destinée au développement économique des régions dans lesquelles elles ont été extraites. En avril 2016, un mouvement de protestation dans les îles Kerkennah a bloqué la production de gaz de la société britannique Petrofac, obligeant le gouvernement à augmenter ses importations en provenance d’Algérie. Au printemps 2017, c’était dans la province de Kebili et dans le domaine d’Al Kamour, au sud de Tataouine, où la production de pétrole et de gaz a été interrompue par de nouveaux mouvements de protestation.
Le nombre de manifestations a continué d’augmenter ces dernières années. Selon les données du Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux en 2015, il y en avait 4 416, en 2016, 8 713 et en 2017, 10 452. Le malaise social accumulé a cristallisé en janvier 2018 dans un mouvement de contestation à l’échelle nationale en guise de rejet de l’approbation de la loi de finances et des mesures d’austérité qu’elle contenait (augmentation des impôts et réduction des dépenses de l’État) dans un contexte marqué par la baisse du pouvoir d’achat et la dégradation des conditions de vie d’une grande partie des tunisiens. Les manifestations promues par la campagne citoyenne Fech Nestannew (Qu’attendons-nous?) ont atteint les provinces défavorisées de l’intérieur ainsi que certaines villes côtières et les quartiers périphériques de la capitale.
La réponse à ces mobilisations a combiné la répression avec l’adoption de décisions telles que l’instauration du couvre-feu ou l’envoi de l’armée pour protéger les installations énergétiques avec l’annonce de mesures populistes visant à acheter la paix sociale à court terme. Le renouvellement des aides spécifiques et le lancement de programmes de recrutement de travailleurs dans l’administration et dans les entreprises publiques ou la promesse d’investissements plus importants continuent de rigueur accompagnées d’une réflexion approfondie sur la manière de surmonter un modèle de développement qui perpétue les inégalités régionales. La capacité des gouvernements à répondre aux demandes de justice sociale est entravée par les impératifs d’un programme économique dicté par les demandes du Fonds Monétaire International axées sur l’austérité.
Algérie: déplacement de l’épicentre des manifestations au sud
En Algérie, les protestations de mécontentement social sous forme de manifestations et de micro-révoltes, localisées et guidées par des revendications économiques très concrètes, ont été un phénomène récurrent avant 2011, qui continue à être actif sept ans plus tard. En Kabylie, par exemple, de nouvelles manifestations ont eu lieu début janvier 2017 à la suite de l’adoption de mesures d’austérité par le gouvernement en réponse à la chute des prix du pétrole.
En raison de leur nature fragmentée et encapsulée, ces manifestations n’ont pas cristallisé en un mouvement plus articulé et, en général, elles ont également été déconnectées des revendications plus politiques d’autres acteurs tels que les partis politiques, les syndicats ou les acteurs de la société civil. Bien que toutes les régions de l’Algérie aient été plus ou moins touchées, c’est au sud, dans les régions les plus riches du pays et dans lesquelles se trouvent les principaux gisements de pétrole et de gaz où ces manifestations ont fini par avoir un plus grand attrait.
C’est en 2000 que le Mouvement des enfants du Sud pour la justice (MSJ) a vu le jour à Ouargla, animé par des jeunes diplômés au chômage et des activistes qui ont commencé à se mobiliser. Après avoir été réprimée, une partie de ses militants s’est engagée dans la lutte armée tandis qu’un autre noyau a opté pour la voie pacifique et s’est organisé en 2011 autour du Comité national pour la défense des droits des chômeurs (CNDDC pour son acronyme en français) . C’est à partir de la manifestation des 8 000, connue comme la marche du million, pour protestater contre le chômage, la hogra ou sentiment d’humiliation et l’orientation néolibérale de l’économie, que le mouvement a commencé à prendre de l’ampleur avec la question du chômage comme leitmotiv de ses différents actes de protestation. En 2012, le mouvement de chômeurs a lancé une série d’actions à Ouargla (en tant que concentration sur la « Plaza 1er Mai« ) pour exiger l’accès à un travail décent et dénoncer les infractions aux lois sur les contrats multinationales liées au secteur de l’énergie.
Un autre mouvement de protestation emblématique du sud du pays a été celui contre l’exploitation des gisements de gaz de schiste à In Salah en 2015. Pendant deux mois, les manifestations, encouragées par les associations locales, ont donné du fil à retordre aux autorités. Cette importante mobilisation réunissant des professionnels, des jeunes chômeurs et des femmes, a suscité une réaction importante de la part des médias, tant par son caractère pacifique et sa durée dans le temps que par son opposition au secteur des hydrocarbures et à la remise en cause de la gestion par l’État de la principale source de richesse du pays.
Les mouvements qui ont animé ces manifestations présentent des traits distinctifs partagés par des mouvements similaires dans des régions périphériques du Maroc ou de la Tunisie. Ils se situent dans des régions où les inégalités économiques et sociales sont d’autant plus révoltantes du fait qu’elles abritent les principaux gisements de gaz et de pétrole, principal revenu de l’économie algérienne. Ses habitants sont des témoins directs du découplage entre le boom économique provenant principalement des gisements situés dans les régions où ils vivent et de la redistribution peu satisfaisante de ses dividendes parmi la population. Les manifestations sont également déconnectées ou tenues à distance des acteurs politiques, syndicaux et de la société civile et sont menées par leurs propres porte-paroles. Leurs revendications sont principalement économiques et aspirent à une plus grande justice sociale. L’absence de développement, le chômage et le manque d’infrastructures sont perçus comme une injustice accrue étant donné que la majeure partie de la richesse du pays provient de cette région.
Les tentatives visant à les désactiver ont été accompagnées de l’adoption de mesures destinées à la jeunesse, telles que l’octroi de prêts bancaires sans intérêt aux jeunes chômeurs ou l’imposition de la préférence locale pour l’embauche dans des entreprises publiques, ainsi que des promesses de faire pression auprès des entreprises de sous-traitance pour donner la priorité à l’embauche de candidats locaux. Parallèlement à ces mesures destinées à apaiser temporairement les frustrations de la population et à répondre à certaines demandes, le Gouvernement a également eu recours à la répression et à la force pour neutraliser les responsables des manifestations.
Cependant, ces mesures n’ont pas réussi à désamorcer les manifestations. Par ailleurs, le fait que les tensions persistent montre qu’il ne s’agit pas de revendications qui peuvent être réduites à des demandes de travail, mais qu’il existe un problème plus important lié à la redistribution de la richesse, à la justice sociale et à la gouvernance. Les mêmes dysfonctionnements à l’origine des manifestations de Ouargla restent non résolus: corruption, favoritisme, détérioration des infrastructures et des services de santé et d’éducation, manque d’espaces culturels ou marginalisation des autorités locales.
Au-delà des demandes concrètes, les revendications exprimées par le mouvement des chômeurs ou les manifestations contre l’exploitation des gisements de schiste mettent en question le système de gouvernance de l’État, la corruption et le contrat social post-colonial qui prévoyait que le peuple renonce à une partie des libertés politiques des citoyens en échange de droits sociaux. La détérioration des infrastructures, des services de base tels que l’éducation et la santé, la rareté de l’emploi et la dégradation générale du marché du travail sont perçues comme une manifestation claire de la marginalisation des wilayas du Sud par les autorités centrales.
Avec les premières mesures d’austérité adoptées par le gouvernement en réponse à la réduction des revenus provenant des hydrocarbures, les manifestations et actes de protestation ont augmenté. À la fin de l’été 2016, le sud du pays a repris la vedette lors d’une série de manifestations en réponse à la hausse du prix de la facture d’électricité. Les manifestations les plus récentes montrant que la capacité de mobilisation est toujours vivante dans le sud de l’Algérie ont été organisées par différents groupes à travers le boycott d’un concert programmé par les autorités locales à Ouargla en juillet 2018. Révoltés par l’affectation de ressources publics pour des activités culturelles alors que la ville connaissait une vague de chaleur sans précédent, de coupures de courant et de l’effondrement des systèmes d’égout, les organisateurs de la manifestation ont empêché la tenue du concert, en organisant un sit-in suivi d’une prière collective dans laquelle ils ont demandé la réaffectation de ces ressources au développement de la région. Cet épisode localisé met en évidence l’échec des autorités dans leur tentative de promotion de véritables plans de développement durable pour les régions du sud du pays. Jusqu’à présent, seuls 3% du budget total prévu dans le plan de développement du Sud (2015-2019) ont été déboursés.
Bien que les mouvements sociaux essaient de se structurer, la faiblesse du mouvement associatif et des partis politiques résultant de la neutralisation par le système politique algérien de toute allusion à une opposition et à une alternative politique continue d’entraver les actes de protestation. Pour cette raison, la révolte sociale spontanée reste le moyen de protestation le plus courant pour que la population exprime son mécontentement et ses revendications sociales.
Maroc: des manifestations en marge
Au Maroc, le centre de gravité des manifestations s’est également déplacé des grandes villes vers les régions périphériques dont le niveau de développement est inférieur à l’axe atlantique et sur lequel se concentrent la richesse et le développement du pays. Cette tendance, amorcée dans les années 2000, était liée aux protestations sociales à cause de la dégradation des conditions socio-économiques, à la détérioration des services publics et au manque d’investissements et d’emplois dans des villes telles que Bouarfa, à la frontière algérienne, ou Sidi Ifni, à la frontière avec le Sahara, s’est intensifié ces dernières années.
De manière intermittente, des mouvements de protestation ont continué à émerger avec des revendications portant sur l’accès à des services publics tels que l’eau face à la surexploitation de cette ressource à des fins minières (Imider) ou d’exploitation agricole (Zagora), ou à la dépossession de terres et à la difficulté à y accéder par les femmes des zones rurales (Soulaliyates) sans toutefois arrivers à cristalliser en un mouvement de portée nationale.
À Jerada, une ville située à l’est du pays, la mort accidentelle, en décembre 2017, de deux frères qui travaillaient dans une mine de charbon clandestine a déclenché un mouvement de protestation, appelant à des alternative pour une ville frappée par le chômage après la fermeture des mines de charbon à la fin des années quatre-vingt-dix. À l’instar des manifestations de 2011 à Khouribga, la ville où l’industrie du phosphate est concentrée, s’inscrit dans la continuité des mouvements de protestation motivés par la rupture du pacte social provoquée par l’application de politiques néolibérales.
L’une des régions où les manifestations ont atteint une intensité et une durée accrues a été la province d’Alhoceima, dans le Rif central, avec une longue tradition de confrontation avec les autorités centrales de l’État et une économie basée sur les transferts de fonds des émigrants établis en Europe, la contrebande avec Ceuta et Melilla et la culture et la commercialisation du haschisch. Lancée en octobre 2016 à titre de protestation pour demander une enquête sur les circonstances de la mort de Mohsen Fikri qui a été écrasé par une benne à ordures alors qu’il tentait de récupérer son poisson réquisitionné par les autorités, a évolué pour devenir un mouvement social connu sous le nom de Hirak Achaabi, qui a réussi à organiser une manifestation de soutien à Rabat en juin 2017, pour revendiquer la liberté des leaders du mouvements détenus. Son programme de revendications inclut, outre les revendications culturelles liées à la mémoire et à l’identité rifaine, le dépassement du blocus et la marginalisation socio-économique dans une province qui n’a qu’un seul secteur d’activité et dans laquelle le chômage des jeunes atteint 40%; la création d’une université et d’un hôpital doté d’un service d’oncologie dans l’une des régions du Maroc où le nombre de patients atteints de cancer est élevé; la lutte contre la corruption, notamment dans le secteur de la pêche et la démilitarisation du Rif.
La durée et l’intensité du cycle de protestation, affaibli après le début de la répression du mouvement en mai 2017, confirment les limites de la politique de réconciliation avec la région menée par Mohamed VI après son accession au trône en 1999. Elle prouve également les limites des initiatives lancées pour promouvoir le développement par le biais de grands projets d’infrastructure (nouvelle autoroute reliant Tanger à la frontière algérienne, amélioration des liaisons ferroviaires, construction de méga-ports tels que Tanger Med ou la création de zones industrielles) qui ont bénéficié surtout l’axe Tanger-Tétouan et la ville de Nador, limitant les investissements à Alhoceima dans des projets touristiques qui ont accumulé des retards importants dans leur exécution.
La réponse à ces manifestations pacifiques a combiné la réalisation de concessions spécifiques avec le recours à la répression, particulièrement intense dans le cas du Rif contre les membres du Hirak. La combinaison de la carotte et le bâton comme moyen de gestion de la contestation sociale ne peut pas masquer l’échec d’un modèle de développement incapable de lutter contre la persistance de la pauvreté et des inégalités. Bien que Mohamed VI attribue la responsabilité de cet échec au gouvernement et à la classe politique, le souverain a reconnu dans son discours d’octobre 2017 à l’occasion de l’ouverture de l’année législative « la nécessité d’adapter les politiques publiques aux préoccupations des citoyens selon les besoins et les spécificités de chaque région », à partir d’un « développement équilibré et équitable qui assure la dignité de tous et qui génère des revenus et des emplois, pour les plus jeunes en particulier « .
Les manifestations périphériques dans les trois pays du Maghreb analysés ici partagent certaines caractéristiques. Dans les trois cas, elles sont une conséquence de politiques qui ont conduit un développement déséquilibré et inégalitaire qui a laissé de côté une grande partie de ses régions périphériques, alors même que, dans certains cas, il s’agit de zones riches en ressources naturelles dont l’exploitation et les bénéfices n’ont pas contribué au développement et à l’amélioration des conditions de vie de la population locale. L’absence d’amélioration des indicateurs socio-économiques et le déficit d’infrastructures et de services continueront d’alimenter à court et moyen terme certaines manifestations qui, même si elles partagent le rejet d’un ordre économique perçu comme injuste, ont un agenda de revendications adapté à l’environnement local, ce qui empêche leur cristallisation en manifestations d’envergure nationale. L’option de la réponse répressive à ces mouvements sociaux telle que constatée au Maroc avec la sévère condamnation des militants du Hirak ne peut que nourrir le malaise et l’indignation populaire.
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