Les économies des pays du Maghreb sont confrontées, comme beaucoup d’autres économies, à deux chocs exceptionnellement forts : l’insertion dans l’économie mondiale devenue incontournable et son corollaire, la compétitivité au plan international.
L’économie de marché fournit un cadre de référence dans lequel les règles, les conventions et les dispositifs institutionnels mis en place par les Etats-nationaux permettent de distinguer différentes expériences historiques concrètes. Les pays du Maghreb se singularisent par des efforts de développement pris en charge par les Etats- nations qui ont émergé au lendemain des indépendances et dont la conséquence directe est l’importance du secteur public dans l’économie nationale et dans les transferts publics et aussi par une proximité géographique, culturelle et historique avec l’Europe.
Cette dernière aura un impact décisif sur l’évolution de la demande sociale tant au plan économique qu’au plan de la revendication démocratique. Depuis le milieu des années 80 pour la Tunisie et le Maroc et vers la fin de la même décennie pour l’Algérie, des processus de réformes et d’ajustements ont été mis en œuvre. La similitude des politiques économiques pratiquées dans les trois pays est frappante : d’abord les programmes d’ajustements structurels, initiés au milieu des années 80 pour le Maroc et la Tunisie et au début des années 90 pour l’Algérie, ont été pendant un moment le cadre de référence des politiques économiques et sociales. Si pour le Maroc et l’Algérie, ces PAS ont été imposés par les conditions économiques et financières, en particulier le poids de la dette extérieure et ses conséquences sur les équilibres macroéconomiques et financiers, la Tunisie, par contre, a sollicité l’adhésion au pas sans être y soit contrainte.
Ensuite, et de façon quasi synchronisée, les programmes d’adhésion aux zones de libre-échange et les accords d’association, en particulier avec l’Union européenne, ont été conclus par ces pays.
1. Les pays du Maghreb entre héritages et réformes
Les réformes économiques et politiques, initiées pratiquement par les trois pays au milieu des années 80, ont amorcé un processus de transformation de l’administration publique et du régime d’accumulation économique pour leur donner des missions et des structures adaptées au nouveau contexte caractérisé par le pluralisme politique et l’économie de marché. La conception de l’Etat renvoie à l’histoire de la société, à son développement et au contexte interne et externe dans lequel elle évolue. Elle a connu de ce fait les mêmes impératifs, les mêmes incertitudes et les mêmes ruptures que le procès de construction nationale.
Toutes les évolutions futures de l’administration publique et du mode de gouvernance de façon particulière seront empreintes des vicissitudes du passé, car l’héritage n’est pas seulement dans les formes et les normes institutionnelles, mais il est aussi et surtout dans les comportements et la culture administrative qui s’est sédimentée.
Les conséquences de cette conception font que l’Etat monopolisa l’ensemble des ressources nationales, s’institua comme gestionnaire direct des activités économiques et des affaires publiques ; en effet, la configuration organisationnelle de l’administration a épousé cette conception et a produit une centralisation et un formalisme des plus excessifs malgré les velléités décentralisatrices annoncées périodiquement.
Dans un système si profondément construit sur l’Etat et pour l’Etat, le changement n’est assurément pas aisé à cause des coûts politiques et sociaux qu’il entraînerait et des positions dans les différentes hiérarchies institutionnelles qu’il menaçerait. Les conséquences de cette situation vont se manifester sur le long terme et vont de façon directe ou indirecte annihiler pour longtemps toutes les tentatives de réformes allant dans le sens de l’autonomie des acteurs, car la démocratisation des systèmes politiques ne peut pas se concevoir si les acteurs restent soumis à des subordinations formelles ou clientélistes, à un système de pouvoir autoritaire contrôlant tous les espaces et agissant soit par la contrainte, soit par l’affectation de prébendes tirées de la rente. On peut, sans risque d’erreur, généraliser cette conclusion au Maroc et à la Tunisie même si la variable «régulation par la rente» joue moins. Les transformations intervenues ces dernières années, qui sont induites par l’effet conjugué des transformations économiques, des revendications politiques et des attentes sociales, ont, à des degrés variables, secoué les régimes politiques maghrébins sans pour autant atteindre leurs logiques de reproduction ; au contraire, par moment, cette contestation des systèmes de pouvoir en place a été l’occasion et la justification d’un retour aux pratiques autoritaires d’avant les réformes.
Il serait, toutefois, erroné de considérer les pays du Maghreb comme des cas homogènes et uniformes dans leurs structures et leurs évolutions, ils sont plutôt trois projets étatiques autoritaires en compétition. Chacun des pays a suivi une trajectoire particulière, au moins dans les formes apparentes, mais, dans le fond, les vicissitudes de leur aire civilisationnelle, de leur histoire ancienne (avant la colonisation), récente (pendant la colonisation) et immédiate (post indépendance) ont marqué les élites politiques de façon profonde et, par conséquent, les «comportements institutionnels» futurs seront empreints de cette culture et annihileront pour longtemps la volonté de réformes radicales qui entraîneraient une transformation des rapports au pouvoir et surtout une réduction ou une suppression du contrôle de la rente et des positions clientélistes par rapport au pouvoir de contrôle de celle-ci. En dépit de la diversité des modèles de développement adoptés au lendemain des indépendances, les pays du Maghreb n’ont pas pu créer les conditions d’un développement pérenne. Au début des années 80, les expériences de développement, malgré leur différence, ont toutes révélé leurs échecs. Plus formellement, les choix de développement économique ont été sanctionnés vers le milieu des années 80 par une crise d’endettement qui a conduit les pays du Maghreb à l’adoption de mesures d’ajustement structurel.
Les trois pays ont signé des accords d’association avec l’Union européenne (Tunisie : 1995, entré en vigueur en 1998 ; Maroc, entré en vigueur en 2000 ; Algérie, signé en avril 2002). La Tunisie et le Maroc sont membres de l’OMC, alors que l’Algérie est en négociation depuis 1987. Force est de relever que ces «ouvertures» n’ont pas atteint le système de gouvernance mis en place ; au contraire, par moment, ces ouvertures ont été utilisées comme source de renouvellement de la légitimité des régimes autoritaires ; n’a-t-on pas présenté les accords sur le PAS ou la seule signature des accords d’association dans les zones de libre-échange comme des succès en soi. Combien de fois, en Algérie, le satisfecit distribué par le FMI quant à la bonne exécution des conditions du PAS a été présenté comme un résultat économique exceptionnel. Les ouvertures, qu’elles soient institutionnelles et officielles, comme les différents accords bilatéraux ou multilatéraux, ou économique par la libéralisation du commerce extérieur (volumes des importations de produits et services de toute nature), n’ont pas créé une dynamique interne pour faire émerger le secteur privé dans ces pays comme facteur de changement grâce à un projet de développement autonome, ce qui lui conférait une légitimité sociale et la possibilité de se positionner comme alternative au système productif public sclérosé. Au contraire, ce secteur privé dans les pays du Maghreb, au lieu de se constituer comme une alternative et comme l’agent du changement, se place dans l’ordre institutionnel de prédation des ressources nationales par un comportement clientéliste pour accéder à la rente et aux privilèges du système en place : exonérations fiscales sans contreparties, accès non transparents aux marchés publics, corruption de la bureaucratie de l’Etat…
Ici aussi le rapport à la rente n’a pas la même intensité dans les trois pays du Maghreb ; si, pour l’Algérie, la rente minière apparaît comme le vecteur central de l’organisation du pouvoir et de la subordination de tous les acteurs au pouvoir re-distributeur de cette rente, pour le Maroc et la Tunisie, les logiques rentières du système politico-économique ont aussi marqué les formes d’exercice du pouvoir et du contrôle de la société malgré l’absence d’une rente minière conséquente (le Maroc bénéficie d’une rente minière dans les phosphates).
Ainsi, la centralisation du système de décision, les formes autoritaires de conduite de l’action de l’Etat et du contrôle de la société civile seront des invariants dans les pays du Maghreb même si, parfois, les nuances peuvent paraître significatives.
La démocratie tutélaire en Tunisie : «Ce sont les élites de la nation qui doivent montrer la voie au peuple» ; les allégeances au pouvoir central sont une pratique très usitée par le pouvoir tunisien ; même la vénérable centrale syndicale UGTT a succombé aux charmes du pouvoir «rédempteur».
La démocratie populaire en Algérie, tirant sa légitimité de la révolution d’indépendance, a perpétué l’Etat autoritaire grâce à une manne providentielle permettant d’organiser un système clientéliste et arrogant tant que sa légitimité n’a aucun rapport avec l’efficacité de l’action publique.
La démocratie partisane au Maroc tire sa légitimité de la religion et du statut particulier du roi et du makhzen, mais certainement portée par une clientèle élitiste et technocratique.
Ces différences de légitimité auront des conséquences sur la conduite des réformes et même sur l’évolution de la construction démocratique dans les pays du Maghreb. En Algérie, les réformes économiques ont été lancées officiellement en 1988, suivies en 1989 par les réformes politiques avec l’adoption d’une nouvelle constitution ouvrant le champ politique à la compétition partisane et garantissant les libertés politiques aux citoyens ainsi que la liberté de la presse.
3. La privatisation comme enjeu central des réformes institutionnelles
La problématique de la privatisation est, depuis maintenant au moins deux décennies, l’une des préoccupations des dirigeants des pays du Maghreb, à l’instar des autres pays à économie dominée par la propriété publique.
Au plan de l’analyse économique, la privatisation a donné lieu à de nombreux travaux aussi bien sur les démarches et les objectifs que sur les résultats obtenus, alors qu’au plan de la gouvernance des processus de conduite des réformes, les travaux sont moins nombreux et certainement moins argumentés.
Les problèmes de transition sont souvent expliqués par les changements institutionnels. La modification de la structure des droits de propriété, animée par une volonté politique, est nécessaire, mais non suffisante pour impulser le développement économique et social. Les considérations liées à la qualité des institutions publiques à mettre en place sont aussi importantes dans la conduite des processus de changement. Ainsi, les questions de transparence, d’efficacité institutionnelle et de la culture de «rendre compte», en somme la bonne gouvernance, sont souvent la source de coûts économiques et sociaux plus élevés que les bénéfices attendus de la privatisation. L’importance des institutions de qualité est donc cruciale pour la conduite rationnelle des processus de transformation de la structure des droits de propriété aussi bien en ex.ante qu’enenex.post. La politique de privatisation est souvent présentée ou perçue tout simplement comme un nouveau partage de privilèges liés au contrôle du patrimoine public, le changement de la structure de propriété n’est pas un gage d’efficacité.
Au plan politique, la privatisation entraîne une redistribution du pouvoir et une recomposition des mécanismes de légitimation. C’est pourquoi l’acte de privatisation doit se faire selon des règles de contrôle et de transparence.
Au plan économique, la privatisation peut viser une restructuration industrielle d’un secteur, un objectif budgétaire (produits de la privatisation ou suppression des subventions publiques) ou un flux d’investissements directs étrangers (IDE) ; dans chaque situation, l’Etat est tenu de remplir des fonctions précises comme l’assainissement et l’évaluation des entreprises à privatiser, la création d’un environnement propice à l’investissement privé, la réforme fiscale et de la législation commerciale, le contrôle des positions dominantes et l’organisation de la concurrence ; sinon, les pratiques de capture des rentes de situation ou de position se révéleront plus nocives que les monopoles publics.
Au plan social, la privatisation entraîne, dans beaucoup de cas, des pertes d’emplois, soit par l’effet d’une rationalisation de l’activité existante par le nouveau propriétaire privé, soit par l’effet d’une restructuration –redéploiement des activités de l’entreprise privatisée. Les PAS ont poussé les gouvernements à revoir et la taille et la gestion du secteur public ; ainsi, la privatisation comme la refonte du mode de gestion des entreprises publiques vont constituer les nouveaux champs des réformes économiques et, par ricochet, de la gouvernance. Il y a lieu ici de distinguer trois types de situations dans le secteur économique public.
* Les entreprises gérant des monopoles sur des activités de service public, souvent caractérisées par un monopole naturel ou par leur forme réticulaire (réseaux).
* Les entreprises appartenant au secteur concurrentiel.
* Les entreprises dites stratégiques, généralement celles qui opèrent dans les secteurs ayant un impact décisif sur d’autres secteurs ou valorisant une ressource
naturelle.
Ces entreprises, quel que soit le type, ont des interactions fortes avec le pouvoir politique et sont soumises au comportement prédateur des politiques et sont souvent utilisées dans la répartition de la rente. Alors, leur
privatisation soulève des résistances au moment de sa mise en œuvre. Les entreprises relevant du secteur concurrentiel sont moins «protégées», alors que les monopoles publics et les entreprises en position
rentière (rente de situation ou rente liée à une ressource naturelle) sont soumis à une plus grande prédation.
La privatisation des entreprises publiques des deux types (monopole et position rentière) pose, en plus des résistances au moment de leur privatisation, des problèmes après leur transfert au secteur privé.
Ici interviennent les problèmes des capacités de l’Etat à réguler certains secteurs (activités de réseaux :
télécoms, électricité, transport…) ou à contrôler l’effectivité de la concurrence et l’empêchement d’une constitution de position dominante sur un marché ou un segment de marché.
Dans ces cas, les rentes sont accaparées par le secteur privé. Des situations de corruption sont souvent liées à l’exercice des missions de régulation par les fonctionnaires.
Il arrive que les privatisations n’aient pas lieu au bon moment, c’est le cas notamment des télécoms en Algérie à cause d’un manque de préparation et d’une absence de vision à long terme dans un secteur qui a connu une mutation économique et technologique majeure au cours des 20 dernières années. Le retard pris dans la vente de la licence GSM a fait perdre au Trésor public plus de 500 millions de dollars. Il arrive aussi que des privatisations économiquement souhaitables n’aient pas lieu, alors que des privatisations socialement coûteuses se dérouleraient très rapidement. Les cas des semouleries-minoteries et des briqueteries sont suffisamment illustratifs à cet égard ; alors que des unités étaient courtisées à la fin des années 90 par les repreneurs potentiels, les pertes de marché qu’elles vont subir par la suite leur ont ôté aujourd’hui toute attractivité. Les brasseries d’Algérie et les unités des corps gras sont d’autres exemples de destruction de valeur à cause des retards dans leur privatisation.
A u Maghreb, ces situations ont été toutes rencontrées, bien entendu selon des formes et des degrés variables pour chaque pays. Cependant, le problème de la gouvernance des processus de privatisation (transparence du processus, contrôle public des recettes, efficacité de l’action publique et manque à gagner éventuel) est réellement présent dans les trois pays. L’Etat propriétaire a mis en place des mécanismes institutionnels qu’il contrôle directement et sans partage avec les institutions censées représenter les citoyens ou les autres acteurs de la vie politique et économique, ni sous le contrôle d’une quelconque institution parlementaire ou judiciaire autonome.
En Algérie, dix années après la promulgation des premiers textes législatifs sur la privatisation (1997), cette dernière est toujours débattue par toutes les instances et demeure à l’ordre du jour. Or, si elle a trouvé d’ardents défenseurs sur le plan de l’opportunité (bien qu’aujourd’hui, même cette question de l’opportunité soit remise en cause), elle n’est guère concrétisée dans les faits, et la lenteur avec laquelle le processus est conduit prouve que les mécanismes institutionnels et organisationnels ne sont pas efficients. En effet, les résistances à la privatisation ne sont pas seulement au niveau des sphères politique et syndicale, celles de la sphère économique et en particulier celles des dirigeants des entreprises et des administrations économiques sont plus fortes, en raison des conflits d’intérêts présents dans le système économique ; dans ce cas, les institutions d’arbitrage doivent trancher; or, le système en place hiérarchique et dual ne permet pas la résolution de ces conflits d’intérêts. Les systèmes de pouvoir au Maghreb sont basés au mieux sur le partage du pouvoir et jamais sur l’organisation des contre-pouvoirs.
Il est évident que la transformation des rapports de propriété par la privatisation des entreprises et des autres actifs publics entraîne une redistribution des droits de propriété dans le système socio-économique, ce qui changerait le mode de fonctionnement de l’économique et la structure des coûts de transaction. La privatisation est encore plus complexe dans le cas de l’Algérie, en raison de l’absence d’un besoin de ressources financières pour le Trésor ; la fiscalité pétrolière couvre très largement les besoins de financement. Cette situation exacerbera les résistances internes à la transformation des positions dans le système économique qui donneraient accès à la rente et aux privilèges du système rentier. Dans un système dont les produits de la privatisation sont attendus pour le financement budgétaire, le gouvernement et le parlement seraient motivés à accélérer le processus de cessions des actifs publics. Dans le cas contraire, le statu quo est très prisé par toutes les parties.
La Tunisie et le Maroc ont entamé leurs programmes de privatisation déjà au début des années 90. A la différence de l’Algérie, ces deux pays ont amorcé le processus de privatisation avec de solides alliances dans le système politico-économique et une impulsion forte de la part du pouvoir central. En termes de résultats, l’essentiel des entreprises du secteur concurrentiel ont été privatisées. Les entreprises qui demeurent dans le giron du secteur public continueront à subir les ingérences politiques dans la gestion au jour le jour, en plus de l’opacité des processus de nomination des dirigeants.
Si, en Tunisie et au Maroc, le renouvellement des élites technocratiques «clientèles» se fait périodiquement par de nouvelles recrues, en Algérie, depuis maintenant plus d’une décennie, on dispose d’un volant de cadres qui tournent sur l’ensemble des institutions et entreprises publiques, le problème c’est qu’ils vieillissent. Il n’y a pratiquement pas de renouvellement des élites dans le champ économique et dans la haute fonction publique. Malheureusement, le constat est que l’on n’a jamais cessé de financer le statu quo même dans les moments les plus difficiles de l’histoire économique et politique de ce pays. Ce qui est dangereux dans le maintien du statu quo, au-delà de son coût pour la collectivité nationale, c’est son impact sur les comportements des acteurs économiques et politiques. L’entretien du statu quo est assuré par le régime d’accumulation économique qui reste dominé par la rente, laquelle rend myopes les décideurs et les empêchent de voir à long terme. Ce qui a comme conséquences une croissance des coûts de transaction dans l’économie et une faible production de la confiance, indispensable pour le développement de l’économie de marché.
Conclusions :
Au-delà de ces aspects «techniques» dans l’évaluation des économies et surtout de leurs réformes qui ne mesurent, en fait, que les faces apparentes de la crise des systèmes de gouvernance, les causes profondes doivent être recherchées dans la nature de ces systèmes, leur légitimité et les logiques de leur reproduction.
Il serait hasardeux et prétentieux de tirer des conclusions valables pour les trois pays ; toutefois, quelques grandes conclusions suffisamment transversales peuvent être proposées dans le cadre de cette contribution. Elles se rapporteraient aux causes profondes des dysfonctionnements et de la crise de la gouvernance dans les pays du Maghreb. Elles seraient aussi interprétées, à la fois, comme des causes et comme des conséquences de la mauvaise gouvernance.
1. La confiance dans l’Etat et ses institutions est une condition nécessaire mais non suffisante de la bonne gouvernance. Cette dernière favorise, en effet, la confiance dans l’Etat. Dans les pays du Maghreb, comme dans le reste du Monde arabe, «la prévalence des liens informels rend le recours à des incitations financières et la soumission aux règles juridiques illusoire ou accessoire tant que la possibilité de contourner ou détourner la règle existe. C’est en Algérie que la confiance dans les institutions est la plus faible, derrière la Tunisie et le Maroc. Cette situation de méfiance envers les institutions produit de nombreuses asymétries dans le système qui aggravent les coûts de transaction sans pour autant améliorer la qualité des relations et les sécurités transactionnelles…» (Ould Aoudia, 2006).
Des élites, qui ont mené d’importantes réformes dites de première génération comme la restauration des équilibres macroéconomiques et la démonopolisation du commerce extérieur ont par la suite organisé la résistance aux réformes de seconde génération qui intègrent surtout la privatisation et la rationalisation de la gestion des affaires publiques. L’explication, du moins pour l’Algérie, est sans doute liée à la nature rentière du système qui fait que les élites, publiques et privées, occupent des niches rentières dans le système sur un mode clientéliste et pour qui les réformes présentent des risques plus élevés que les gains escomptés. La résistance devient alors une attitude tout à fait normale face à des institutions en crise de légitimité et de crédibilité et, par conséquent, indignes de confiance. Dans un système clientéliste, on est fidèle à des personnes et non à des institutions. La véritable réforme dans ce cas est celle du mode de contrôle de la rente.
2. Autonomie : l’économie de marché libérale est fondée sur des règles du jeu transparentes. Le fondement même de ces règles du jeu est la liberté d’action des acteurs ; ce qui suppose une autonomie à la fois de ces derniers et des institutions de régulation et de contrôle. L’exemple de la privatisation des entreprises publiques a montré que l’enjeu n’est ni dans la finalité ni dans la technique, mais dans le contrôle du processus ex. ante et ex. post. Les institutions en charge de ces réformes subissaient de façon frontale les effets des luttes inter acteurs, chacun utilisait ses forces, ses alliances informelles et ses capacités de nuisance du moment. Le succès de l’opération de libéralisation des télécoms aussi bien en Algérie (si on fait abstraction du retard) qu’au Maroc procède du fait que ce secteur était sous la pression des évolutions technologiques et sous la supervision des organisations internationales (Banque mondiale en particulier) ; la présence d’une rente substantielle y a été pour quelque chose, en particulier l’implication totale et directe des autorités politiques (au Maroc, c’est le roi lui-même qui s’en est chargé). L’expérience des autorités de régulation dans la conduite des transformations dans ce secteur grâce à un statut qui leur conférait une autonomie (ARNT au Maroc et ARPT en Algérie) n’a pas été généralisée aux autres secteurs et autres institutions de régulation et de contrôle ; l’autoritarisme institutionnel classique est reconduit comme mode de gouvernance avec tout ce qu’il comporte comme anomie pour le fonctionnement du système : opacité, gaspillage, corruption.
L’autonomie des acteurs n’est plus à l’ordre du jour dans les pays du Maghreb, même dans une perspective d’économie libérale de marché. En Algérie, on assiste, depuis maintenant une décennie, au nom de la réforme libérale, à un retour des pratiques de la période de l’économie administrée : processus décisionnel exclusivement de haut vers le bas, actions événementielles liées aux cérémonies du pouvoir, subordination
totale des institutions publiques au pouvoir central et absolutisme du sommet de la pyramide institutionnelle. Au Maroc, comme l’ont souligné Hibou et Tozy (2002), «tout le monde s’accorde à vanter la prédilection de Mohamed VI pour les réformes, la modernisation, l’ouverture et le respect de l’Etat de droit, et sa volonté de séparation entre affaires publiques du pays et affaires privées de la famille royale ; alors qu’il apparaît aujourd’hui moins intéressé que son père à faire entrer dans les faits les réformes visant à désengager le palais des affaires économiques et à assurer la transparence de celles-ci».
3. L’autoritarisme : le paternalisme autoritaire s’appuie sur la redistribution de la rente et des privilèges pour organiser son emprise sur la société. La culture de gestion des élites maghrébines, tantôt clientéliste, tantôt rentière et souvent les deux à la fois, fait que la conception des réformes est souvent bonne, alors que leur mise en œuvre rencontre des obstacles ou des freins mis par ceux qui, en apparence, sont supposés être les promoteurs et les catalyseurs. Les allégeances, les alliances et les priorités peuvent changer à tout moment. L’autoritarisme crée ainsi sa propre limite dans la conduite du projet de réforme. Les régimes autoritaires considèrent que tous les acteurs de la scène politique, économique ou sociale sont «achetables» et, par conséquent, ce qui importe, ce n’est pas comment organiser le débat au sein de la société sur les questions économiques, mais plutôt comment «payer» l’achat de ces acteurs : opérateurs économiques du secteur privé, technocratie du secteur public, syndicalistes, etc. En fait, ce qui compte, c’est comment réduire l’autonomie de ces acteurs par rapport au pouvoir central.
4. La faiblesse de la société civile : la faiblesse des sociétés civiles dans les pays du Maghreb complique davantage la démocratisation et par voie de conséquence l’émergence de la bonne gouvernance économique. Au Maroc, la société civile est la mieux organisée du Maghreb ; ses associations (ONG) sont très présentes dans la société et fournissent des prestations de différentes natures, ce qui leur donne une certaine légitimité.
Cependant, leur dépendance vis-à-vis des bailleurs de fonds internationaux les rend parfois vulnérables. En Algérie, le dynamisme de la société civile, après les événements de 1988 et surtout après l’ouverture institutionnelle amorcée par la Constitution de 1989, a été essoufflé et sa récupération par les pratiques clientélistes et rentières du pouvoir a réduit considérablement son autonomie. En Tunisie, la société civile a toujours été caractérisée par sa docilité au pouvoir, à l’exception d’une période particulière qui a connu une confrontation entre l’Etat et l’UGTT ; pourtant, cette dernière a une maturité dans l’organisation et une histoire riche en acquis sociaux. Pour faire court, on peut dire que c’est le pouvoir qui est très fort et arrive à «organiser» ses partenaires dans le mouvement corporatiste pour contourner une éventuelle autonomisation d’une société civile organisée.
L’autoritarisme des régimes maghrébins, certainement différencié, développe pratiquement les mêmes schémas de contrôle de la société : un contrôle sur les travailleurs par le syndicat, la rhétorique démocratique servie périodiquement pour entretenir l’illusion de la construction de la démocratie et les liens clientélistes comme instruments de la régulation de la haute fonction publique, l’intelligentsia et le secteur privé.
L’économique, au Maghreb, reste dominé par les logiques paternalistes et patrimonialistes qui assurent la reproduction du système dans sa globalité. Il continue donc à avoir une fonction instrumentale de légitimation plutôt qu’une fonction autonome de développement. Ainsi, la gestion centralisée et autoritaire des ressources nationales et des conditions d’accès à celles-ci devient l’axe central de toutes les politiques économiques et sociales. Plus ces ressources nationales sont importantes, plus les appétits sont aiguisés ; les pouvoirs allouent les ressources selon des règles clientélistes pour une légitimation et un contrôle de la société et moins ces ressources sont abondantes et plus il sera difficile d’organiser le partage de la rareté, alors les pouvoirs en place lâchent du lest pour laisser jouer ce rôle au «marché», bien sûr, au détriment des plus faibles ; ce qui explique la différence de degré de développement de l’économie de marché entre, d’une part, l’Algérie (importance des ressources rentières) et, d’autre part, la Tunisie et le Maroc.
Dans les deux cas, nous avons affaire à des pouvoirs autoritaires, dont la seule préoccupation est leur propre reproduction ; les politiques économiques se réduisent au problème du partage de la rente ou de la répartition de la rareté. Or, les véritables politiques économiques, celles qui sont permanentes et instrumentales, sont les politiques de régulation. Celles–ci n’ont de sens qu’en économie de marché, avec des acteurs autonomes.
L’économie de marché (marchés réellement concurrentiels) doit être vue comme un système de régulation économique aussi bien en situation d’abondance que de rareté des ressources.
Ce n’est pas là n’est pas une priorité pour les pays du Maghreb, tant que la question du pouvoir n’est pas réglée et, par ricochet, le discours sur la gouvernance reste au mieux un mimétisme consistant à faire croire à la société qu’il y a une évolution des pratiques de gouvernement et au, pire, une idéologie d’asservissement des élites.
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