Le « printemps arabe » et les médias : maljournalisme, mensonges et mauvaise foi

« La propagande est à la démocratie ce que la violence est à la dictature » N. Chomsky
Il est vrai que nous vivons à l’ère de la « société de l’information ». Jamais notre quotidien n’a autant été influencé par les flots de nouvelles drainées par ce que nous appelons, désormais, les technologies de l’information et de la communication (TIC). Journaux, télévisions, radios, téléphones mobiles, ordinateurs : tous charrient inlassablement un inextricable déluge d’informations. Internet, Tweeter, Facebook, Google, Youtube et autres créatures du cyberespace ont radicalement changé notre façon de communiquer et de nous informer. Tout est scruté, commenté, analysé et diffusé en temps réel.
Mais il reste cependant une constante qui n’a pas été affectée par cet essor technologique : le mensonge, la propagande et la manipulation médiatique sont toujours là, plus présents que jamais, tels ces virus informatiques de plus en plus sophistiqués, de sorte qu’ils sont constamment plus performants que les logiciels qui sont sensés nous en protéger. Les médiamensonges (terme si cher à Michel Collon) n’ont jamais autant proliféré, surtout en période de troubles comme celle que nous vivons actuellement.
Petit vade-mecum d’illustres médiamensonges
La propagande et la manipulation de l’opinion publique ne sont pas des techniques nouvelles. Elles s’articulent autour d’une médiacratie omnipotente qui ne laisse guère de place aux opinions différentes de la pensée unique véhiculée par les médias majeurs. Pire encore, dès qu’un point de vue diffère légèrement de ceux imposés par les « bien-pensants », il est systématiquement enfoui dans une boîte sur laquelle est mentionné : « Théories du complot ». L’histoire a montré que, dans de nombreux cas, c’est plutôt la pensée imposée qui est conspirationniste.
Un exemple typique de mensonge présenté comme réalité par les médias majeurs est celui connu sous le nom des « couveuses koweïtiennes », supercherie planétaire de haute voltige qui s’est déroulé en 1990, lors de la première guerre du Golfe. Je me rappelle avoir été ému et choqué par une jeune koweïtienne en pleurs, nommée Nayirah, témoignant devant une commission du Congrès des États-Unis. Elle affirmait, entre autres, avoir vu de ses propres yeux, dans un hôpital koweïtien, des soldats irakiens retirer des bébés des couveuses et les laisser mourir sur le sol. Ce témoignage, retransmis dans le monde entier, a eu un impact considérable sur l’opinion publique et a contribué à créer un soutien indéfectible à cette guerre.
Il s’avéra par la suite que la demoiselle en question était en fait la propre fille de l’ambassadeur du Koweït à Washington et que toute cette comédie a été orchestrée par la compagnie américaine de relations publiques Hill & Knowlton pour la rondelette somme de 10 millions de dollars [1]. La vérité sur cette affaire ne fut connue qu’après la fin de la guerre. J’avais pensé, à l’époque, que cette Nayirah serait promise à un brillant avenir de comédienne, tellement la théâtralité de son intervention était comparable à celle des meilleurs acteurs d’Hollywood ou de Broadway.
D’autres manipulations médiatiques de cette envergure peuvent être mentionnées. Citons, par exemple, l’affaire dite des « charniers de Timisoara » qui s’est déroulée lors de la chute du régime Ceausescu, en décembre 1989, juste avant Noël pour accentuer l’horreur. Les médias occidentaux, en particulier français, ont montré, images à l’appui, les cadavres de victimes de la Securitate. On parla alors de 4630 morts dans une seule fosse commune à Timisoara. On exposa des cadavres devant les caméras dont celui d’un bébé posé sur le corps d’une femme sans vie. La monstruosité d’un régime sanglant qui trucidait ses propres enfants dévoilée au grand jour ! Le monde entier fut horrifié.
Il s’avéra, par la suite, que les cadavres étaient ceux de morts déterrés du cimetière des pauvres, que le bébé avait été victime de la mort subite du nourrisson et que la femme sur laquelle il gisait n’était pas sa mère, mais une personne morte d’une cirrhose du foie quelques semaines auparavant. La nécrophilie télévisuelle dans toute sa splendeur comme l’a si bien nommée Ignacio Ramonet [2].
D’autres exemples peuvent être cités mais la liste risque d’être longue. Souvenons-nous de la saga des armes de destruction massive imaginaires de Saddam Hussein qui ont été à l’origine de l’invasion de l’Irak ou du génocide fictif des Kosovars albanais (500 000 morts !) qui a justifié l’intervention de l’OTAN dans la guerre du Kosovo [3].
Cas du « printemps arabe »
Les récentes révoltes qui ont ébranlé la rue arabe ne sont pas exemptes de propagandes, mensonges et autres manipulations médiatiques, loin s’en faut. En effet, comme dans tous les bouleversements politiques sérieux, les médias majeurs y ont mis leur grain de sel. En plus, dans ce cas précis, il faut aussi tenir compte des médias sociaux et de la blogosphère qui ont été de la partie.
À mon sens, le médiamensonge commun aux révoltes « printemps arabe » est celui de la spontanéité des soulèvements populaires. De nombreux documents montrent qu’il n’en est rien et que dans la plupart des pays arabes, les cyberactivistes ont été i) identifiés, ii) mis en réseau entre eux et avec des experts des nouvelles technologies et iii) formés par des organismes occidentaux « d’exportation de la démocratie », en particulier américains [4]. Cette méconnaissance de la réalité relève autant d’un maljournalisme patent pour certains professionnels des médias que d’un mensonge par omission pour d’autres.
En Tunisie, le symbole de la « révolution du jasmin » a été rapidement déboulonné, quelques mois à peine après la fuite du président Ben Ali. Présenté comme un universitaire sans emploi, travaillant comme vendeur ambulant, Mohammed Bouazizi s’est immolé par le feu devant le siège du gouverneur, geste qui a mis le feu aux poudres en Tunisie. Son spectaculaire suicide a été expliqué par le fait qu’une policière municipale, Fayda Hamdi, lui aurait non seulement confisqué sa balance, mais aussi administré une gifle, geste encore plus intolérable car venant d’une femme.
L’enquête a montré que Mohammed Bouazizi n’était pas un universitaire, qu’il avait insulté Fayda Hamdi après qu’elle lui ait confisqué sa balance et, surtout, que la gifle était une pure invention. Autre précision troublante : le propre frère de la policière, militant syndicaliste, a participé à créer la légende autour de l’icône de la « révolution » Mohammed Bouazizi, légende à laquelle il est difficile d’être insensible et qui a fait les choux gras d’une presse qui se repaît de ce genre d’histoires [5].
« A Gay Girl in Damascus » est le blog d’une jeune syrienne homosexuelle se nommant Amina Abdallah Arraf. Opposante « en ligne » du président Bachar Al-Assad, ses écrits ont été suivis pendant plusieurs mois par des milliers de personnes à travers le monde et ses témoignages ont régulièrement été relayés dans la presse mondiale. Des médias majeurs comme CNN ou The Guardian lui ont consacré des reportages sans jamais la rencontrer. En juin dernier, la nouvelle tombe. Amina n’existe pas : le blog est la création d’un certain Tom MacMaster, étudiant américain habitant en Écosse [6].
Le maljournalisme, la propagande et « la circulation circulaire de l’information » ont été d’usage en Libye. En mars dernier, tous les médias majeurs ont repris en boucle une information selon laquelle les forces loyalistes de Kadhafi auraient fait pas moins de 6000 morts dans les populations civiles. Ce nombre a été à l’origine de la justification de la résolution 1973 et, ensuite, de l’intervention de l’OTAN en Libye. Pourtant, un rapport d’Amnesty International montre que ce nombre ainsi que tous ceux avancés par le CNT sont largement exagérés : « S’il ne fait aucun doute, donc, que les forces loyalistes ont bien commis des crimes, le bilan de ces crimes semble avoir été surestimé, selon Amnesty. « Le nombre de morts a été grandement exagéré. On parlait de 2000 morts à Benghazi. Or la répression a fait dans cette ville de 100 à 110 morts et à Al-Baïda une soixantaine » » [7].
Concernant les accusations de viols et la présence de mercenaires, l’observatrice d’Amnesty International note : « Il y a eu beaucoup d’informations qui ont circulé mais dont on n’a aucune preuve aujourd’hui. On a parlé par exemple de viols systématiques par les loyalistes, mais on n’a jamais rencontré un seul témoignage direct, ni nous ni d’autres organisations. Et bien sûr il y a l’histoire des mercenaires », précise-t-elle. « On en a beaucoup parlé mais on n’a aucune preuve de cela. Quand j’ai quitté la Libye la semaine dernière, entre Benghazi et Misrata, il y avait 9 prisonniers étrangers sur environ 350 prisonniers et a priori il s’agissait de simples travailleurs immigrés » [8].
La couverture télévisuelle des situations libyenne et syrienne pose des problèmes flagrants d’éthique journalistique. En effet, en Libye, les images ne relatent que les faits d’armes des rebelles alors que les militaires pro-Kadhafi sont absents des écrans. D’autre part, les milliers de bombardement des forces de l’OTAN ne sont que rarement filmées donnant l’impression d’une guerre « chirurgicale » sans aucune bavure. En Syrie, les images véhiculées par les médias majeurs tendent à ne présenter que les méfaits des forces gouvernementales. Jamais les exactions des « révoltés » ne sont mises de l’avant alors que, sur ce sujet, des témoignages dignes de confiance ont été publiés dans les médias alternatifs et de nombreuses vidéos ont été mises en ligne.
À propos de l’OTAN, nous avons récemment appris qu’en plus de son engagement militaire dans le conflit libyen, voilà qu’elle s’est mise à réaliser et distribuer gratuitement des vidéos d’une Libye pacifiée, merveilleuse et où il fait bon vivre. De la pure propagande : « il suffit de demander les séquences vidéos auprès du service presse de l’OTAN ou de les télécharger directement sur des sites relais professionnels destinés aux journalistes et documentalistes. Des images a priori neutres, sans présence de militaire ou de porte-parole de l’OTAN …. Le système est pratique. Les rédactions accèdent à des contenus gratuits et parfaitement formatés pour la diffusion sans devoir dépêcher de reporters sur place et financer leurs déplacements. Et l’OTAN distille discrètement sa communication au détour d’images bien choisies » [9].
Dans cette large entreprise de mensonges et de manipulations des médias, l’Algérie a eu sa part. Dans le dossier libyen, par exemple, elle a été accusée par le CNT d’avoir envoyé des mercenaires se battre aux cotés des forces loyalistes de Kadhafi. Cette « croustillante » nouvelle a fait le tour des médias du monde entier, non sans susciter réactions enflammées et discussions byzantines. Pourtant, cette accusation a été battue en brèche par Amnesty International, organisme qui n’a pas de sympathie particulière pour l’Algérie.
Bien qu’il soit récent, force est de constater que le « printemps arabe » se révèle déjà truffé de manipulations, de propagande et de mensonges. Et ce n’est probablement que la pointe de l’iceberg.
S’il est vrai que nous vivons à l’ère de la « société de l’information », il faut se rendre à l’évidence que nous vivons aussi dans celle, plus sournoise, de la désinformation.
Ahmed Bensaada
Montréal, le 21 septembre 2011
Le Grand Soir, 28/09/2011

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