Eric Denécé occupe, entre autres, la fonction de directeur du Centre français de recherche sur le renseignement. Il a fait partie de la délégation qui s’est rendue il y a quelques semaines en Libye pour s’enquérir de la situation sur le terrain. Selon une biographie en ligne sur le Net, il est l’auteur de pas moins de «150 articles, une trentaine de travaux de recherche et quinze ouvrages consacrés au renseignement, à l’intelligence économique, au terrorisme et aux opérations spéciales. Ses travaux lui ont valu d’être lauréat du Prix 1996 de la Fondation pour les études de défense (FED) et du prix Akropolis 2009 (Institut des hautes études de sécurité intérieure)». Coauteur d’un rapport(*) qui fera date dans les annales car portant sur le conflit en Libye et les non-dits sur l’entreprise de renversement du régime de Kadhafi par la coalition, il nous a accordé cet entretien pour expliquer à l’opinion publique algérienne comment la révolution libyenne «est à 90 %» le film de l’ingérence étrangère.
Le Jeune Indépendant : L’OTAN a-t-elle dépassé, dans son action en Libye, le contenu de la résolution onusienne 1973 ?
Eric Dénécé : Dès les premières semaines, l’OTAN est totalement sortie de l’esprit de la résolution 1973. On a rapidement basculé vers une intervention visant à renverser Kadhafi de la part des pays des puissances occidentales et des pays du Golfe, le Qatar notamment. Empêcher la répression exercée par le régime libyen a été le prétexte car Mouammar Kadhafi, tout dictateur qu’il est, n’a jamais jusqu’alors, procédé à des massacres de masse contre son peuple.
Qu’est ce qui explique l’engagement aussi acharné du Qatar dans cette crise ?
Les monarchies du Moyen-Orient nourrissent quelques vieilles rancunes à l’égard du guide libyen. Il faut se rappeler les nombreuses railleries publiques du colonel qui a même insulté le roi d’Arabie saoudite avec son lot d’humiliation… En ce qui concerne le Qatar, c’est ce pays qui a payé la rançon pour la libération des infirmières bulgares dans sa diligence à soutenir le couple Sarkozy dans le règlement médiatique de cette affaire des infirmières condamnées à de lourdes peines par la justice libyenne. Le Qatar a voulu par la suite récupérer son argent en proposant à Tripoli de cartelliser l’exploitation du gaz de Libye dans un marché où il prendrait des parts. Kadhafi a refusé.
Le Qatar prend aujourd’hui activement sa revanche. Par ailleurs, sur le plan sécuritaire, les pays du Golfe n’ignorent pas que les djihadistes de nationalité libyenne, formés en Afghanistan, ont démontré leur forte implication dans la nébuleuse El-Qaïda en Irak, en perpétrant nombre d’attentats contre les forces américaines, mais aussi dans différents pays arabes. Des islamistes chassés de Libye par Kadhafi en 1996 se sont répandus dans tout le Moyen-Orient comme le signifie le journal français Libération d’aujourd’hui (édition du vendredi 26 Août- NDLR). La déstabilisation de la Libye a permis de renvoyer ces terroristes se battre dans leur pays d’origine puisque des islamiste du GICL, le Groupe islamique de combat libyen, ont manifestement participé à l’assaut de Tripoli ces derniers jours.
Y a-t-il une activité parallèle de troupes étrangères au sol en Libye ces derniers jours ? On parle de commandos de ressortissants franco-libyens entraînés en France depuis quelques mois…
La prise de Tripoli n’aurait pas pu se faire sans l’intervention de troupes étrangères. Quelques dizaines d’hommes d’élite, relevant des armées de la coalition. Pas plus de Français que les autres nationalités, pas moins non plus. Mais cela m’étonnerait qu’il y ait des commandos de franco-libyens, je n’ai pas d’information précise sur cet aspect. Par contre, il est évident qu’on assiste à la victoire des pays belligérants qui mènent une guerre au nom de l’OTAN et qui n’est pas du tout celle du peuple libyen comme la propagande veut le faire croire. Le CNT représente à peine l’Est de la Libye, la Cyrénaïque, pendant que les tribus de l’Ouest sont restées sans soutenir Kadhafi mais sans prendre les armes contre le régime. Elles ont reçu de l’argent et demeurent dans l’expectative. Nous assistons à une révolution libyenne à 90 % de fabrication étrangère.
L’absence de classe politique à proprement dit en Libye, après 40 ans d’un système monolithique, n’impose-t-elle pas une mise sous tutelle du pays pour une transition démocratique ?
Oui, le passage autonome à la démocratie semble impossible. Aucune tradition politique moderne en Libye. Seules des structures tribales qui ont, certes, fonctionné mais qui ne promettent pas l’instauration d’une démocratie au sens actuel du terme. Il faudra forcément une mise sous tutelle, comme vous dites, de la Libye par l’ONU, et l’envoi de casques bleus pour tenter de ramener le pays vers des élections, sinon ce sera probablement l’implosion. Par contre, il faut reconnaître un élément favorable, c’est le niveau d’éducation relativement remarquable en Libye, dont celui de la femme qui dépasse globalement celui des femmes des autres pays de la région.
Il existe donc des risques de partition et de guerre civile en Libye ? A ce propos, que pensez-vous de la position de l’Algérie par rapport à cette crise ? Qu’en est-il de la position de l’UA qui consistait à rendre au peuple libyen l’initiative… ?
D’abord on peut craindre en effet la partition ou l’éclatement, c’est un risque qui persiste bien entendu compte tenu du chaos actuel. Mais il y a aussi un risque de pourrissement régional avec une recrudescence du terrorisme au profit d’AQMI qui était en perte de vitesse ces derniers mois mais qui peut profiter de la situation pour se doper et rebondir.
Une aubaine que le terrorisme international saisira et profitera à tous ceux qui ambitionnent de déstabiliser les pays de la région dont l’Algérie. Je ne suis pas spécialisé dans la géopolitique concernant l’Afrique du Nord, je ne me suis jamais rendu en Algérie, cependant j’ai constaté, lors de mon voyage récent en Libye, que des attaques excessives par rapport à la réalité ont été menées par le CNT, par voie de déclarations hostiles, contre l’Algérie. Je n’en connais pas les motivations mais je sais que le CNT n’a pas apporté la preuve des griefs qu’il a retenus contre Alger.
Après la Libye, doit-on s’attendre à un prochain ?
Franchement, je ne le pense pas. L’intervention militaire coûte très cher et pour se faire rembourser cela prend un peu de temps quand-même ! L’Occident vit une crise économique sévère. Et puis, le cas de la Syrie est différent… la Russie et la Chine sont contre toute intervention en Syrie.
Justement comment expliquez-vous la timide réaction de la Chine pourtant bien implantée en Afrique désormais ?
C’est le propre de la position chinoise que de ne pas s’ingérer politiquement.
Prudence sur un continent dont elle ne maîtrise pas encore toutes les données. La Chine veille à ses intérêts : énergie et terres arables.
(*) Voir encadré
Un rapport contre la propagande
Ce sont le Centre international de recherche et d’études sur le terrorisme et d’aide aux victimes du terrorisme, le CIREV-AVT, et le Centre français sur le renseignement, CF2R, soutenus par le Forum pour la paix en Méditerranée, qui ont publié un rapport en mai dernier suite à une mission d’évaluation auprès des belligérants libyens effectuée par une délégation entre le 31 mars et le 25 avril 2011. Ledit rapport intitulé «Libye, un avenir incertain» signale dans son préambule : «La délégation, vu sa composition, a bénéficié d’une expertise approfondie dans l’analyse et le décryptage des situations de crise et de la désinformation. Tout au long de sa mission, dans un conflit plus médiatique que proprement militaire, elle est restée particulièrement vigilante aux risques de manipulation de la part de ses interlocuteurs. Elle a, bien entendu, décidé de se tenir à distance des contempteurs de la rébellion comme des thuriféraires du régime de Tripoli.» On y découvre une analyse immanente dans une écriture immédiate de l’histoire avec cet énoncé qui résume assez bien l’esprit des conclusions finales du rapport à la rigueur scientifique : «L’intervention occidentale
est en train de créer plus de problèmes qu’elle n’en résout. Elle risque fort de déstabiliser toute l’Afrique du Nord, le Sahel et le Proche-Orient et de favoriser l’émergence d’un nouveau foyer d’islam radical, voire de terrorisme, en Cyrénaïque. La coalition parviendra peut-être à éliminer le guide libyen. Mais l’Occident doit prendre garde qu’il ne soit pas remplacé par un régime plus radical et tout aussi peu démocratique.» (lire le rapport intégral sur www.cf2r.org).
est en train de créer plus de problèmes qu’elle n’en résout. Elle risque fort de déstabiliser toute l’Afrique du Nord, le Sahel et le Proche-Orient et de favoriser l’émergence d’un nouveau foyer d’islam radical, voire de terrorisme, en Cyrénaïque. La coalition parviendra peut-être à éliminer le guide libyen. Mais l’Occident doit prendre garde qu’il ne soit pas remplacé par un régime plus radical et tout aussi peu démocratique.» (lire le rapport intégral sur www.cf2r.org).
Le Jeune Indépendant, 27/08/2011
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