Même s’il lui arrivait de laisser filtrer du ressentiment ou de faire preuve d’une étonnante autocritique en se qualifiant, par exemple, de «harki du système» algérien, Sid-Ahmed Ghozali ne manque pas pour autant de discernement, voire de sagacité. Mais il lui arrive aussi de ne pas en avoir lorsqu’il caresse dans le sens du poil royal un confrère de Maroc Hebdo International, relais hebdomadaire du makhzen et porte-drapeau du souverainisme marocain (No 935 du 03 au 09 juin 2011). A l’occasion, l’ancien Premier ministre, un coup diplomate, un chouïa politique et un tantinet psy, étale sur le divan les relations algéro-marocaines, notamment la question des frontières, fermées depuis 1994, à l’initiative du Maroc, suite à l’attentat islamiste contre l’hôtel Asni de Marrakech. Et s’il sait montrer un certain sens de l’à-propos, l’ex-ministre des Affaires étrangères finit quand même par céder à la douce tentation de voir dans le régime algérien, qu’il a tant servi, un va-t-en guerre peuplé, à tous les étages, de Docteurs Folamour bellicistes en diable ! Questionné sur une éventuelle réouverture des frontières, demande récurrente du Palais royal, Sid-Ahmed Ghozali y voit, à juste titre d’ailleurs, un anachronisme unique en son genre, dans la mesure où l’espace aérien et maritime sont ouverts et que les deux pays disposent d’ambassades dûment accréditées. Mais comme s’il s’agissait de sa part d’un acte manqué ou d’un profond dépit, il estime possible une guerre entre les deux pays, déclenchée par l’Algérie ! Alors, réponse sans équivoque à une question claire : «dans l’absolu, un régime dictatorial comme celui de l’Algérie est toujours prêt à faire la guerre à ses voisins pour éviter de se concentrer sur la recherche de solutions aux problèmes internes». Et si, dans l’absolu, l’initiative de belligérance était possible en sens inverse ? L’homme aux élégantes cravates papillon y a peut-être pensé mais ne l’a pas relevé, sans doute par onctueuse courtoisie à l’endroit du confrère marocain.
La frontière, une ligne rouge
En diplomatie comme en politique, il y a des oublis involontaires ou des omissions volontaires qui pourraient avoir une vertu de lapsus révélateur. L’ancien ambassadeur d’Algérie en France a tout de même le mérite d’aborder, avec courage et franchise, la relation algéro-marocaine qui relève à la fois de l’histoire, de la géographie et de traumas qui ont jalonné les rapports bilatéraux depuis l’Emir Abdelkader et le sultan Moulay Abderrahmane. La trahison du roi du Maroc qui a, certes sous la contrainte militaire, reconnu la colonisation française de l’Algérie et lâché l’Emir Abdelkader en rase campagne, est le premier marqueur dans la liste des manquements politiques du Maroc à l’égard de son voisin. Une liste qui débute avec l’infâme traité de Tanger avec la France (1944) qui coûta au royaume la perte de Tétouan et le partage du Maroc en zone d’influence française et espagnole. Plus qu’une ligne de partage ou de démarcation, la frontière est justement le fil rouge qui définit, mieux que le conflit du Sahara Occidental, les relations conflictuelles entre l’Algérie et le Maroc. Avant la France ne colonise la région à partir du XIXe siècle, aucune frontière n’était définie. Il a fallu attendre le Traité de Lalla Maghnia, signé le 18 mars 1845 entre la France coloniale et le Maroc, pour voir délimité sur 165 kilomètres un tracé de frontière. Le traité, qui constate au-delà l’existence d’un «territoire sans eau (qui) est inhabitable» évoque en fait une zone frontalière sans limite précise, jalonnée par des territoires tribaux rattachés au Maroc ou à l’Algérie et chevauchant une sorte de terra nullius chevauchant des tracés mal identifiés (Ligne Varnier en 1912, Ligne trinquet en 1938), variant d’une carte à l’autre. Beaucoup plus tard, la Convention du 20 juillet 1901 et l’Accord du 20 avril 1902, délimiteront de manière un peu plus précise les frontières entre l’Algérie française et le Maroc qui n’était pas encore sous protectorat français. La découverte d’importants gisements de pétrole, de fer et de manganèse dans la région amène la France à délimiter plus précisément les territoires. En 1952, les Français décident d’intégrer officiellement aux igamies françaises d’Algérie les régions de Tindouf et de Colomb-Béchar. Dès son indépendance en août 1956, le Maroc revendique la souveraineté sur ces territoires. Afin de mettre un terme à son soutien au FLN, la France propose le principe de restitution de ces territoires contre la mise en place de l’OCRS, l’Organisation commune des régions sahariennes, chargée d’exploiter les gisements miniers du Sahara, et la cessation de l’aide aux moudjahidine algériens. Le roi Mohamed V, et c’est tout à son grand honneur, voit cette proposition scélérate comme un «coup de poignard dans le dos des frères algériens», tout en demandant que «soit déterminé la souveraineté qui s’exerce sur ces régions ainsi que leur délimitation». Cette double attitude sera la sienne jusqu’à l’accord du 6 juillet 1961 avec le président du GPRA, Ferhat Abbes. Selon cet accord, une fois l’indépendance de l’Algérie acquise, le statut de ces territoires serait renégocié. Mais il n’a jamais été question d’une rétrocession pure et simple. D’ailleurs, cet accord ne sera jamais ratifié. Le Maroc lui-même soulignait à l’occasion son opposition «par tous les moyens à toute tentative de partage ou d’amputation du territoire algérien».
Intégrité territoriale algérienne et contre «Grand Maroc»
Un des enjeux de la guerre d’indépendance algérienne était justement la préservation de l’unité du territoire algérien et il était surtout question d’empêcher la France de séparer le Sahara du reste de l’Algérie. Les exigences territoriales du Maroc étaient alors perçues comme des tentatives d’ingérence et de pression, au moment où le pays était exsangue au sortir de 132 années de colonisation. C’est à ce moment-là que le parti de l’Istiqlal republie la carte irrédentiste du «Grand Maroc» dessinant un territoire comprenant un tiers de l’Algérie jusqu’à In Salah, le Sahara Occidental, la Mauritanie et une partie du Mali. La tension entre les deux pays monte crescendo à la faveur de nombreux incidents frontaliers. Des Algériens et des Marocains sont expulsés de part et d’autre. La tension est alors au plus haut entre l’Algérie qui a soutenu l’opposant Mehdi Ben Barka et le Maroc qui a favorisé l’arrestation en 1956 d’Ahmed Ben Bella, Hocine Ait Ahmed, Mustapha Lacheraf et Mohamed Boudiaf et soutenu le soulèvement du FFS en Kabylie. Les incidents frontaliers débuchent finalement, fin septembre, sur la «guerre des sables» et l’entrée des FAR jusqu’à 12 kilomètres de Tindouf. Lors d’une conférence à Bamako, sous l’égide de l’ancienne OUA, un cessez-le-feu est obtenu qui ne sera définitivement respecté que le 20 février 1964. L’accord définit les contours d’une zone démilitarisée et marque la reprise officielle des relations diplomatiques entre les deux pays. L’Algérie en sort confortée par l’avantage de l’uti possidetis juris, principe de droit international par lequel les belligérants d’un conflit conservent leurs possessions à la fin dudit conflit, nonobstant les conditions d’un traité. Provenant du droit romain, ce principe autorise une partie à contester et à réclamer un territoire qui a été acquis par la guerre. A la faveur de ce conflit frontalier armé, l’OUA adopte le principe de l’uti possidetis qui signifie «comme vous avez possédé, vous continuerez à posséder». L’Organisation de l’unité africaine en fera en 1964 le fondement du principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation et la frontière algéro-marocaine suit le tracé qui reprend la délimitation coloniale française. Le principe sera appliqué à toute l’Afrique et reste à la base de l’Acte constitutif de l’Union africaine qui énonce le «respect des frontières existant au moment de l’accession à l’indépendance». La guerre des sables inaugure une longue période de tension entre l’Algérie et le Maroc, mais une seule confrontation armée interviendra par la suite : en 1976, en deux actes, à Amgala, au Sahara Occidental. Dans l’intervalle, le 15 juin 1972, les deux ministres des Affaires étrangères Abdelaziz Bouteflika et Ahmed Taibi Benhima paraphent à Rabat une Convention relative au tracé de la frontière d’Etat, fondée sur le Traité d’Ifrane conclu le 15 janvier 1969 par le président Houari Boumediene et le roi Hassan II. Le traité, basé sur la jurisprudence coloniale et l’uti possidetis consacré par les Etats africains, a été conçu en application du traité de délimitation de Lalla Maghnia, en ses dispositions portant délimitation de la frontière algéro-marocaine ainsi que des textes subséquents, notamment la Convention du 20 juillet 1901 et l’Accord du 20 avril 1902. L’Algérie ratifie le traité le 17 mai 1973, mais le Maroc tarde à faire de même, jusqu’au 22 juin 1992, soit un peu plus de trois ans après l’échange des instruments de ratification de la Convention de délimitation conclu à Rabat en 1972.
La Marche Verte, cheval de Troie marocain
Les deux pays s’étaient également mis d’accord sur une exploitation commune des gisements miniers de Ghara Djebilet mais l’accord ne sera jamais appliqué, rendu caduc par le conflit du Sahara Occidental qui sera la seconde pomme de discorde entre les deux parties. Deux visions les y opposent à ce sujet : fait accompli colonial contre défense du principe d’autodétermination d’un peuple ; et le conflit n’a pas fini de s’enliser dans les sables du Sahara des anciens territoires espagnols de Rio de Oro et Saguia él-Hamra. Après la Marche verte, version marocaine des temps modernes du cheval de Troie, le président Houari Boumediene avait, dans un discours à la télévision algérienne, révélé alors que le Maroc avait refusé une proposition algérienne de constituer une force militaire commune pour libérer le Sahara Occidental sous domination espagnole. Le Maroc, pour sa part, évoquait l’existence d’un accord de partage du Sahara, qui aurait notamment permis l’acheminement vers la côte atlantique des minerais de Ghara Djebilet. Depuis, la question des frontières et la décolonisation du Sahara Occidental aux mains de l’ONU, empoisonnent un peu plus des relations déjà alourdies par des crispations diplomatiques, alimentées notamment par un courant de méfiance et de suspicion, nourries par les drames respectifs des
Marocains et d’Algériens expulsés par les deux pays depuis 1963. Le Maroc, qui a nationalisé les biens d’Algériens au Maroc, a envenimé un peu plus des relations passablement médiocres, en expulsant d’autre algériens et en fermant unilatéralement ses frontières après l’attentat de Marrakech. La présence d’un franco-algérien parmi les terroristes islamistes auteurs de l’attentat de l’hôtel Isni, était suffisante aux yeux des autorités marocaines pour y voir la main du Big Brother du DRS algérien, perçu en démiurge sécuritaire ! A la suite de ce malheureux épisode, où le ridicule de la lecture sécuritaire du makhzen le disputait à la tragédie humaine, réelle celle-là, les autorités algériennes refusent depuis d’ouvrir la frontière terrestre. Malgré la suppression des visas en 2004 et 2005, à l’initiative première du Maroc, le maintien, ouverts, des espaces aériens respectifs et de certains canaux d’échanges. Pourtant, les deux pays, sous la houlette du président Chadli Bendjedid et du roi Hassan II, ont montré que les deux pays pouvait adopter un certain modus vivendi dans une relation bilatérale déconnectée du conflit du Sahara Occidental, laissé aux bons soins de la Communauté internationale. Les deux pays avaient repris les relations diplomatiques coupées depuis l’irruption du conflit sahraoui et leur nouvelle entente cordiale avait favorisé la signature de la Déclaration de Zéralda en 2008 et le Traité de Marrakech en 2009, instaurant l’UMA, l’Union du Maghreb Arabe. Le traité encourage la libre circulation des personnes, des services, des marchandises et des capitaux. Il prône en même temps la «réalisation de la concorde entre les Etats membres et l’établissement d’une étroite coopération diplomatique fondée sur le dialogue». Simple vœu pieux.
Le pire n’est pas pour demain
La crispation algéro-marocaine a certes des fondements géopolitiques. Elle relève aussi d’une question inavouable de leadership régional et de parité stratégique entre deux régimes autoritaires mais de nature institutionnelle différente. Mais cette rigidité relève d’avantage de la psychologie qui fait du voisin et néanmoins frère, l’ennemi intime dont la menace stratégique détermine la dimension même du système de défense militaire. Et même si les deux pays se sont lancés depuis quelques décennies dans des dépenses militaires souvent justifiées mais parfois démesurées par rapport à la nature réelle de la menace que l’un constituerait pour l’autre. Mais s’il y a eu par le passé une guerre en bonne et due forme et quelques escarmouches, un nouveau conflit militaire parait aujourd’hui comme une vue de l’esprit, ou une simple extrapolation d’un Cassandre nommé Sid-Ahmed Ghozali. D’ailleurs, l’ancien Premier ministre algérien révèle dans son entretien à Maroc Hebdo que le pire est toujours évitable. Notamment quand il révèle que le roi des Belges lui a révélé avoir préparé une rencontre sécrète à Bruxelles, en 1978, entre le roi Hassan II et le président Houari
Boumediene. Le syndrome de Waldenström, qui a foudroyé le Lider Maximo algérien en décembre de la même année, a voulu qu’il en soit autrement. Peut-être que si cette rencontre a eu lieu l’histoire du Sahara Occidental aurait pris un autre cours et, à la frontière algéro-marocaine, Kafka n’aurait pas élu domicile à Zoudj Bghal.
La Tribune d’Algérie, 18/06/2011
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