Jean Guisnel, 59 ans, est journaliste au Point, où il suit les questions de défense et de nouvelles technologies. Il publie aux éditions La Découverte une enquête intitulée Armes de corruption massive, secrets et combines des marchands de canons, cheminement pédagogique dans l’univers opaque de ce “commerce de souveraineté”.
Dressant la chronique des plus gros “deals” d’armes de ces trente dernières années, l’auteur parvient à bien décortiquer le rôle joué par la corruption (parfois énorme) sur des contrats à neuf zéros, pour un marché annuel évalué à 60 milliards de dollars en 2009. En dehors des considérations morales (Guisnel réprouve de telles pratiques), il montre aussi comment cette corruption sert de “garantie” aux bonnes pratiques commerciales, en liant de manière indéfectible l’acheteur et le vendeur.
L’autre facette des armes se dessine dans les fortunes rapidement accumulées par les intermédiaires de tout ordre. Des intermédiaires baroques et de plus en plus indispensables, au fur et à mesure que les lois internationales tentent de juguler le phénomène de la corruption.
Dans ce maelström, la place de la France comme quatrième vendeur d’armes de la planète est à la fois logique et chaotique. Souvent en porte-à-faux avec son discours, elle cumule les échecs retentissants ces dernières années, malgré la “war room” mise en place à l’Elysée par son locataire actuel. Entretien.
Pourquoi la France est-elle le quatrième vendeur mondial d’armes dans le monde ?
On peut voir le problème de deux façons. Ou bien c’est une petite performance, ou bien c’est pas si mal. Je serais tenté de pencher pour la seconde option. Pour deux raisons : plus de la moitié des armes vendues dans le monde le sont par les Etats-Unis, qui sont hors-catégorie. Le deuxième exportateur, le Royaume-Uni, a une longue tradition d’excellence comme les Français, mais ils sont beaucoup plus agressifs commercialement. Ils chassent en meute entre l’Etat et les industriels, pas comme les français. Et puis, ils n’ont jamais hésité à corrompre massivement leurs clients. Cela leur donne un avantage compétitif. La France corrompt aussi, mais avec moins de savoir-faire que les Britanniques. Le contrat sur les chasseurs Tornado vendus à l’Arabie Saoudite a dégagé des commissions de 33% !
Le troisième livreur est la Russie : ils vendent des armes peu sophistiquées et peu cher. Ils peuvent donc inonder les pays du Sud. Les Français vendent chers et sophistiqués. Enfin, les Russes ne sont pas adhérents à la convention de l’OCDE qui prohibe la corruption.
Comment fonctionne la domination américaine ?
Pour les Etats-Unis, les ventes d’armes sont un élément primordial de la politique extérieure. Par exemple, ils vendent pour 1,3 milliards de dollars d’armement par an à l’Egypte, mais les égyptiens ne les paient pas, c’est une aide. Pareil pour Israël. C’est une vraie force diplomatico-industrielle. Quand les Français ratent la vente du Rafale au Maroc, c’est parce les Américains mettent le paquet du point de vue politique. Sur le Sahara occidental… notamment.
Le deuxième élément pour les Américains, c’est de pouvoir titrer des prix bien meilleurs : le F16, ils en ont vendu 4000, le Rafale lui a été acheté à quelques dizaines d’exemplaires par l’armée française. L’effet d’échelle ça compte. Lorsqu’ils sont en compétition contre les Français, les Américains disent « Si vous choisissez les Français, oubliez notre appui et notre solidarité ». Plus de liaisons radio, plus d’appuis… ce sont sur des critères comme ça qu’ils gagnent. La qualité est équivalente, mais l’achat d’armes américaines comporte aussi le soutien politique.
Quelle place occupe les Israéliens, qui figurent parmi les premiers vendeurs dans le monde ?
Les Israéliens sont très présents sur le premier marché du monde qu’est aujourd’hui l’Inde, ils talonnent les Français. Ils vendent des armes particulières : des systèmes électroniques et de missiles, parmi les meilleurs au monde. Mais ils n’adhéraient pas à la convention de l’OCDE, jusqu’à une date récente. Ils arrivent aussi que les Américains vendent des matériels incluant des armes israéliennes. Enfin, les mauvaises langues prétendent que les Israéliens sont des sous-traitants de la corruption des Américains. Mais il n’y a pas eu d’affaire judiciaire permettant d’étayer cette hypothèse.
Vous expliquez que la corruption joue un rôle de « garantie » dans ces transactions ?
C’est un effet étonnant. Quand un vendeur livre ses commandes d’armes, voici comment ça se passe sur le plan financier : l’acheteur règle un acompte à la commande, de 20 à 30%, puis il livre le matériel avec des échéances. Or, les pots de vin sont liés au règlement des factures. Comme cela concerne les décideurs au plus haut niveau, cela rend le paiement des échéances régulier et garanti. Cela ne va pas contre le bon fonctionnement des pratiques commerciales.
Maintenant, à titre personnel, je trouve que la corruption est un facteur tragique d’aggravation de la pauvreté dans les pays du Sud. Le pays acheteur paie 10 à 20% en plus du prix de façade. Cela ne veut pas dire qu’elle peut être éradiquée. Il faut continuer faire pression par toute sorte de dispositif.
Qui a vraiment le pouvoir : les acheteurs ou les vendeurs ?
Le commerce des armes est un marché monopsone : un acheteur se voit proposer de la marchandise par plusieurs vendeurs. Dans ce cas, l’acheteur est le chef de l’Etat. Cela vaut pour les armes, comme pour toutes les technologies de souveraineté : l’énergie nucléaire, l’aéronautique, les hydrocarbures, les télécoms, la télédiffusion… c’est sur ces marchés que l’on voit les cas les plus flagrants de corruption.
Sur l’affaire de Karachi, vous rappelez que François Léotard, ministre de la Défense au moment de la signature du contrat Agosta, est intervenu sur plusieurs marchés au même moment…
Dès 2002, après l’attentat de Karachi qui a fait 14 morts, j’ai écrit qu’il y avait des rumeurs de pots de vin sur le contrat Agosta. On le disait dans les milieux militaires et de l’armement à propos de responsables politiques français et que cela atteignait des proportions inadmissibles. J’entendais cela sur plusieurs marchés : les sous-marins Agosta au Pakistan, les drones en Israël, le contrat Sawari 2 de vente de Frégates à l’Arabie Saoudite… sans que mes sources ne donnent d’éléments précis.
Sur cette affaire des sous-marins Agosta, il y a eu un premier versement de pots de vin, de 6%, relativement clair. C’étaient des frais commerciaux extérieurs classiques pour arroser la partie pakistanaise. Ce qui est étonnant, ce sont les 4% suivants avec l’intervention de Ziad Takkiedine, un intermédiaire arrivant par Renaud Donnedieu de Vabres [Ndlr : conseiller au cabinet du ministre de la Défense, François Léotard], soi-disant pour payer des Pakistanais… En réalité, pourquoi ? Selon toute vraisemblance, pour générer des rétro-commissions. A qui ont-elles été destinées ? Elles sont passées par Takkiedine, le réseau K, mais ensuite, dans quelles poches ont-elles finies ? C’est la justice qui permettra de le déterminer. Il y a des destinataires politiques français, c’est certain. Quand le président Chirac fait couper les dernières échéances des versements de commissions après son élection en 1995, on voudrait savoir combien il restait de rétro-commissions à distribuer, ce qu’il était advenu des sommes déjà versées au réseau K, et à qui tous ces juteux paquets d’argent étaient destinés.
Ce contrat Agosta a généré des pertes équivalentes aux pertes générées par des pots de vin. C’est un vrai problème. En revanche, pour ce que j’en sais, je ne pense pas qu’il y ait une relation entre l’attentat de Karachi et le versement des pots de vin.
L’Elysée a mis au point une « war room » pour mieux vendre à l’étranger. C’est quoi cette war room ?
C’est une salle d’état-major. L’idée est bonne : en 2007, constatant que tout foire, après l’échec de la vente du Rafale au Maroc, Nicolas Sarkozy décide de changer de méthode. Tout le monde tire dans des sens différents, entre la DGA, les industriels, le ministère de la Défense… il y a 3 ou 4 voix différentes. Le président dit : « On va fédérer tout ça, pour les faire parler d’une seule voix ». Comme observateur, je trouve que c’est une bonne idée, conforme d’ailleurs à ce qui se fait dans d’autres pays, à la Maison Blanche, en Grande-Bretagne ou en Allemagne. Sauf que… patatras, depuis que cette war room existe, il y a eu beaucoup d’échecs.
Pourquoi ?
L’exemple le plus intéressant, c’est l’échec des centrales nucléaires aux Emirats. On a proposé un produit que les Emiratis ne voulaient pas, dès le départ.
Qui composent cette war room ?
Le secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant, le chef de l’état-major particulier, le conseiller diplomatique, Jean-David Levitte, les spécialistes de chaque zone de la cellule diplomatique, les services de l’Etat (les finances, la défense…) et les industriels. Avec une centaine de dossiers en cours à gérer.
Les conflits actuels ont-ils une incidence sur le marché de l’armement ?
C’est marginal. L’Irak n’a pas d’argent pour payer des armes. L’Afghanistan non plus. Les armes achetées par la France ou d’autres pays intervenant sur ces terrains sont marginales. Ces conflits sont significatifs sur le plan stratégique, mais pas sur les marchés d’armement.
OWNI, 10/02/2011
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