Tout le monde est d’accord pour dire que les répercussions de la situation en Egypte auront des conséquences importantes sur le Moyen-Orient, mais aussi sur le monde arabe dans sa globalité. Il n’y a qu’à voir le haut intérêt qu’accorde la rue arabe à ce qui se passe dans et autour de la place Tahrir, et ses millions d’Arabes scotchés à leurs téléviseurs pour se dire que tous pensent que ce qui se joue au Caire les concerne directement. On constate aussi que de nombreux gouvernements arabes, notamment au Yémen et en Jordanie, ont immédiatement pris le chemin des réformes politiques. Et, on en parle beaucoup moins, le wind of change qui souffle sur les pays arabes représente un séisme de plus pour la Ligue arabe, qui confirme aujourd’hui, plus que jamais, qu’elle est tout sauf l’instrument adéquat avec lequel les Arabes peuvent avancer dans leurs aspirations politiques économiques et sociales.
Après avoir regardé sans pouvoir l’empêcher la partition en deux Etats de l’un de ses membres, avec le référendum sur l’indépendance du Sud-Soudan, la Ligue arabe, est et continue de l’être, complètement absente face aux événements de Tunisie. Des événements qui n’ont pas été sans violences, avec un bilan de plus de 200 morts, selon l’ONU, sans compter les risques d’une instabilité durable en conséquence de la chute du régime de Zine El-Abidine Ben Ali.
Le tabou sahraoui
C’était là une occasion ratée pour cette organisation, car la Tunisie a bel et bien besoin de la solidarité arabe, notamment avec les conséquences économiques qui peuvent être désastreuses sur les principaux secteurs qui nourrissent ce pays sans grandes ressources. Beaucoup d’économistes s’attendent, en effet, à un recul du tourisme et des activités des services en Tunisie, qu’on espère ne pas durer, mais qui serait tributaire du rythme avec lequel la transition politique achèvera son œuvre dans ce pays. Et au train où vont les choses, avec une présidentielle devant se tenir dans six mois, le risque de désaccords entre le gouvernement Ghanouchi et l’opposition ne sont pas à écarter. Peut-être, objectera-t-on, que la Ligue arabe n’a pas pour vocation de s’immiscer dans les affaires internes de ses Etats membres, du moins sans que celui-ci n’en formule expressément la demande. Son intervention récente en Somalie, par exemple, ne l’a été qu’à la prière du gouvernement somalien chancelant. Il en est de même pour le dossier palestinien dans le cadre de la réconciliation entre le Hamas et le Fatah et qui n’a commencé que suite à l’acceptation des deux parties. Mais, dans la situation de vide politique que vit la Tunisie, et sans avoir à interférer sur le choix des Tunisiens à choisir eux-mêmes leurs dirigeants, la Ligue arabe pouvait et se devait de témoigner son aide et sa solidarité.
Elle a préféré rester muette. Ce n’est pas la première fois que la Ligue arabe ferme les yeux sur les problèmes de ou entre ses membres. Ainsi en est-il -parfait exemple- de la question du Sahara occidental, un dossier sensible à propos duquel les Etats membres, en dehors de l’Algérie et du Maroc, dont les positions sont connues depuis 1975, refusent de s’exprimer, voire de proposer des solutions qui passeraient par le dialogue. Et en choisissant sagement de laisser à l’ONU le soin de régler la question, la Ligue arabe croyait préserver ses rangs de la division de crainte de voir apparaître des pro-marocains et des pro-sahraouis. Mais n’est-ce pas déjà un cas de division que de voir la construction d’une Union du Maghreb arabe bloquée et sans cesse entravée par le dossier sahraoui ? Selon les documents de l’Union africaine (UA), l’UMA demeure le sous-ensemble régional africain le moins intégré. Ce n’est donc pas dans ces conditions que les fameux projets de l’union douanière arabe et la zone arabe de libre échange pourront connaître le succès, alors que le Machrek et le Maghreb vivent des situations totalement différentes, sans besoin d’ajouter à cela les mésententes traditionnelles, parfois anecdotiques, entre les Etats du Moyen-Orient.
Une étape nouvelle
Pour rester dans l’évolution actuelle que connaît le monde arabe, et surtout ce qui se déroule en Egypte, on constate sans surprise que la Ligue arabe n’a absolument aucun rôle à jouer, ni de près ni de loin dans ce pays, serait-ce pour inciter les différentes parties au dialogue et à contribuer à une transition sans heurts dans ce pays où chaque jour qui passe n’est fait que pour créer davantage de complications.
Ce n’est visiblement pas sans le savoir que son secrétaire général, qui se trouvait au Forum de Davos au premier jour des protestations et qui a attendu une semaine avant d’appeler au dialogue, a fini par déserter son bureau pour rejoindre la place Tahrir. Amr Moussa, dont le mandat se termine dans deux mois a déclaré qu’il ne se représenterait pas une nouvelle fois pour la conduite des affaires de l’organisation. Celui qui fut le chef de la diplomatie égyptienne dans les années 1990, considéré aussi comme un second couteau du régime égyptien, vise aujourd’hui, selon les médias, à succéder à Hosni Moubarak. On dit qu’une partie des Egyptiens admirent son style intellectuel, tout comme les Américains le préféreraient à Mohamed El Baradeï, dont ils n’aiment pas les sympathies avec l’Iran. Mais avant d’aller plus loin, il faut bien constater que la Ligue arabe, elle, est quasiment en veilleuse, puisque le secrétariat général est vacant de fait. Au vrai, nous assistons aujourd’hui à la confirmation de l’inéquitable influence de l’Egypte sur cette organisation, puisque la crise de l’une s’est immédiatement soldée par la paralysie de l’autre. Ce qui confirme par ailleurs que la Ligue arabe, issue du protocole d’Alexandrie de 1945, dédiée à la décolonisation, puis au conflit israélo-arabe, est une organisation tournée contre l’ennemi extérieur. Elle constitue une émanation des idées nationalistes qui ont nourri les luttes pour les indépendances et elle appartient désormais à une période historique qui n’est plus.
Il va de soi que, pour l’heure, l’opinion arabe a bien d’autres priorités que de penser à l’avenir de la Ligue arabe.
Elle est surtout préoccupée par la nature des régimes politiques qui la gouvernent. Tel est, n’est-ce pas, l’enjeu de ce qui se déroule en Tunisie et en Egypte, cependant que le monde attend de savoir quel pays sera le suivant sur le mystérieux agenda des révoltes populaires. Mais, tout comme la Ligue arabe, déjà la victime collatérale de ces bouleversements, ce sont aussi ces derniers qui forceront à une révision de l’unité arabe telle qu’elle a été organisée et menée depuis des décennies, à commencer par ce Parlement arabe qui n’est rien d’autre que de l’encre sur du papier. En Tunisie et en Egypte, ce ne sont pas seulement des dictatures qui meurent, c’est d’abord une citoyenneté arabe qui est en train de naître.
Par Nabil Benali
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