L’armée d’Addi Oubihi |
Quelques mois après l’indépendance, ce berbère du Tafilalet, serviteur agité du protectorat francais, peut-être manipulé par la monarchie, prend les armes contre le gouvernement de l’Istiqlal. Récit.
Par Souleiman Bencheikh
A l’automne 1956, le Maroc a déjà fini de fêter son indépendance. La lutte pour le pouvoir a pris le pas sur l’union sacrée des forces vives de la nation. Si Mohammed Ben Youssef, qui prendra officiellement le titre de roi en août 1957, est revenu de son exil à Madagascar auréolé de prestige, c’est l’Istiqlal qui tient encore le Maroc. Le parti d’Ahmed Balafrej et Allal El Fassi (qui retourne de son exil cairote en mars 1956) quadrille en effet le pays et remplit le vide laissé par le départ de l’administration francaise. Dans les faits, l’Istiqlal partage le pouvoir avec la monarchie. Les autres partis, organisés ou non, comme le PDI et le futur Mouvement populaire ont peur que les partisans de Ben Barka – El Fassi établissent une dictature en marginalisant le Roi ou même en le faisant abdiquer comme cela est arrivé dans d’autres pays arabes. On oublie ainsi souvent que l’Istiqlal et la monarchie ne sont pas les seuls acteurs de l’histoire tourmentée de notre indépendance. Maâti Monjib écrit ainsi dans La monarchie marocaine et la lutte pour le pouvoir (L’Harmattan, 1992), que « l’affaire Addi Ou Bihi met en lumière l’attitude d’un tiers actif – mais à peine perceptible – sur la scène politique marocaine. Un tiers qui se fixe comme objectif d’empêcher l’Istiqlal de s’établir au pouvoir et donner ainsi la preuve qu’il est capable de faire régner l’ordre et la stabilité. Ce tiers mystérieux n’est autre que la France, ou plutôt une certaine France qui digère mal « l’abandon du Maroc » aux mains des « tueurs de l’Istiqlal » ».
Le seigneur du Tafilalet
Addi Ou Bihi est l’un de ces « nobles » berbères dont le pouvoir est désormais menacé, sur leurs propres terres, par l’effort centralisateur de l’Istiqlal. Grands propriétaires terriens ou grands éleveurs « régnant » sur l’Atlas depuis des siècles, ils craignent de se voir un jour dépouillés de leurs richesses par l’Istiqlal qui prône justement une vaste réforme agraire. Aux « bourgeois anti-francais » de Fès s’oppose ainsi une élite berbère que le protectorat avait déjà tenté d’apprivoiser. Car il n’y a pas eu que le Dahir berbère de 1930 : les autorités francaises ont également fait le pari d’une politique des grands caids. Dans les années 1940, Addi Ou Bihi est ainsi un caid puissant qui administre une immense région s’étallant sur une partie du Haut Atlas, jusqu’aux confins du désert, en plein « Maroc inutile ». Autant dire que le protectorat lui laisse une complète liberté de manœuvre.
Mais à la fin des années 1940, les choses commencent à se corser pour l’impétueux Addi Ou Bihi. Ses relations avec les autorités du protectorat ne tardent pas à se détériorer. Il accepte mal la division de son territoire en quatre caidats et encore moins l’octroi à ses trois nouveaux collègues de la Légion d’Honneur que lui seul devait recevoir. Pour Ali Sékou Ouilani, qui a vécu ces événements et rapporte l’anecdote suivante, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase : « La veille de la cérémonie de remise des médailles Addi ou Bihi a appelé son berger et lui a demandé de lui ramener pour le lendemain à la première heure le plus poilu de ses chiens. Le jour dit, il a attendu que le commandant francais soit en face de lui pour passer au cou du chien le cordon de la Légion d’Honneur ». Addi Ou Bihi est évidemment démis de ses fonctions de caid, et est même interné quelque temps à l’hôpital psychiatrique de Berrechid.
Pourtant, à quelque chose malheur est bon : cette brouille avec les autorités francaises et l’internement qui a suivi ont peut-être évité à Addi Ou Bihi de figurer parmi les signataires du document demandant la destitution et la déportation de Mohammed Ben Youssef. Addi Ou Bihi est ainsi l’un des rares caids du protectorat à avoir refusé de soutenir le sultan fantoche Mohammed Ben Arafa. Du coup, l’indépendance acquise, c’est presque en récompense et comme pour réparer une erreur, qu’il est nommé gouverneur du Tafilalet par Mohammed V.
La révolte d’un féodal
Au départ, les relations d’Addi Ou Bihi avec le pouvoir central du Maroc nouvellement indépendant sont plus que cordiales. Le ministère de l’Intérieur est occupé par l’un de ses proches, Lahcen Lyoussi, lui aussi berbère et originaire du Tafilalet. Mais le limogeage de Lyoussi et son remplacement par l’istiqlalien Driss M’hammedi changent la donne : « Addi n’accepte plus de recevoir aucun ordre de personne ; au Tafilalet, il est chez lui et n’entend pas voir son pouvoir amoindri par les missives d’un ministre de Rabat qui est, péché suprême, membre de l’Istiqlal », écrit Maâti Monjib. Dès lors, Addi Ou Bihi se retranche dans sa province et y instaure un ordre anti-istiqlalien en emprisonnant les membres du parti d’Allal El Fassi présents dans la région.
La tension monte encore d’un cran à la fin de l’année 1956. Lyoussi, le ministre déchu, organise des rassemblements anti-istiqlaliens dans le Moyen Atlas. Encouragé par ce dernier et rassuré par la présence de dirigeants du Parti pour la démocratie et l’indépendance (PDI, rival de l’Istiqlal), Addi Ou Bihi franchit le rubicon et décide de boycotter Rabat. Il dresse des barrages sur les routes menant à son fief et arrête même le juge et le commissaire de police : pour lui, ces deux personnalités n’ont aucune raison d’être dans le Tafilalet puisqu’il peut se charger tout seul de l’ordre de la province.
En fait, explique Maâti Monjib, « la rébellion d’Addi, qui éclate au grand jour en janvier 1957, n’est qu’une partie d’un plan d’insurrection anti-Istiqlal mis au point par l’ex-ministre de l’Intérieur Lyoussi et soutenu par le Commandement supérieur des forces militaires francaises stationnées au Maroc ». Car c’est bien l’armée francaise qui fournit aux rebelles armes et munitions. Le général Divary, commandant des troupes francaises stationnées dans la région de Fès, participe même aux rassemblements anti-istiqlaliens organisés par Lyoussi. D’ailleurs, lors de son procès, Addi Ou Bihi reconnaîtra avoir eu plusieurs entretiens avec Divary.
La fin d’un caid
La révolte régionaliste d’Addi Ou Bihi, qui trouve son origine autant dans le Maroc précolonial divisé en bled siba et bled Makhzen que dans la politique du protectorat, fait long feu. Ignace Dalle, auteur des Trois rois, la monarchie marocaine de l’indépendance à nos jours (Fayard, 2004), écrit : « Lâché par des troupes excédées par ses méthodes brutales, la révolte d’Addi Ou Bihi tourne court. En 48 heures, les Forces armées royales, commandées par Moulay Hassan, mettent fin à la rébellion. Dans les principaux centres du Tafilalet, les Berbères viennent acclamer le prince, qu’accompagnent les ministres de la Défense, Mohammed Zeghari et de l’Intérieur Driss M’hammedi, le ministre de l’Information, Ahmed Reda Guédira, ainsi que Lahcen Lyoussi et le directeur général de la Sûreté, Mohammed Laghzaoui ».
Le rôle qu’a joué la monarchie dans la révolte d’Addi Ou Bihi est justement plus qu’ambigu. Sans doute ni Mohammed V ni le prince héritier n’ont-ils ouvertement appuyé la sédition d’Addi. Il n’empêche que les événements profitent à la monarchie qui voit là l’occasion de rappeler qu’elle est le seul ciment national et le seul pouvoir légitime, à même de rétablir l’ordre. D’ailleurs, une fois roi, Hassan II semble garder un souvenir plutôt positif d’Addi Ou Bihi. Dans Le défi, il écrit ainsi : « Addi Ou Bihi était un vieux et brave baroudeur, rusé et retors, que les Français avaient arrêté et déporté. Les prétentions et exactions d’une tendance extrémiste de l’Istiqlal l’avaient exaspéré. Il s’était révolté, devait-il m’affirmer, pour que l’autorité royale fût respectée ».
Vaincu, Addi Ou Bihi est jugé et condamné. Il mourra en prison quelques années plus tard. Certains de ses partisans affirment encore qu’il a été empoisonné mais, selon toute vraisemblance, ses conditions de détention auraient été plutôt « agréables ». L’échec de la révolte d’Addi Ou Bihi clôt finalement le chapitre des seigneurs féodaux et annonce l’avènement d’un Maroc centralisé et moderne. Le colonel Belarbi qui prend la relève d’Addi Ou Bihi après son arrestation a d’ailleurs conscience du nouveau chapitre qui s’ouvre. Dans son discours aux chefs de tribus et aux notables de la région présents lors de la cérémonie de prise de fonction, il affirme : « Comprenez messieurs que le temps des fusils que vous connaissez est révolu. Le fusil de notre temps est le stylo ! ». La page des seigneurs féodaux est donc tournée, place désormais aux intellectuels bourgeois de l’Istiqlal !
Maroc, un certain regard, 18/1/2011
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