Mon ami Y. a récidivé. Pour la deuxième fois, il m’envoie un texte loin d’être drôle. Mais peut-on rire lorsqu’on est dégoûté ? Peut-on rire lorsqu’on a peur ? Peut-on rire lorsqu’il y a mort d’homme ? Peut-on rire lorsque la petite lueur d’espoir, celui d’un Maroc à peu près démocratique, à peu près développé, garantissant à peu près quelques droits fondamentaux à ses citoyens, semble s’éteindre ? Peut-on rire lorsque cette évidence laisse de marbre la plupart de nos compatriotes, sombrant dans le confort de leur servitude volontaire, espérant que la prochaine victime soit quelqu’un d’autre ?
Peut-on rire lorsque nos impôts servent à torturer et à tuer des innocents, faisant de nous des complices de ces abjects crimes ?
A Salé, des meurtriers boivent un café.
Concernant Fodail, la première nouvelle et la seule qui vaille : ses meurtriers courent toujours.
Accordons-leur un doute, un seul : ce sont des meurtriers par inadvertance. Ils n’ont « pas fait exprès ». A force de taper souvent et sur tout le monde, ils ont mis un coup de trop et s’en repentent peut être.
Ce n’est pas suffisant.
Ce fut un meurtre crapuleux, certainement accidentel, mais profondément vain et crapuleux. Voyez : Fodail n’a pas été tué en résistant aux forces de l’ordre, il n’était ni révolutionnaire, ni anarchiste, ni terroriste. Il fumait un joint sur sa moto, il l’a payé de sa vie. Rien qui ne puisse romancer un peu sa tragédie. On a simplement voulu lui rabattre le caquet, lui montrer qui est le chef. Chaque Marocain sait ce que s’est que de se trouver devant une âme médiocre qui possède un pouvoir ridicule, et qui entend en user jusqu’à l’écœurement. « Reviens un autre jour », disent-ils, les petits salopards.
En un mot ? Ça s’appelle l’hogra. Fodail s’en est plaint, il en est mort.
« Comment ? Il ose réclamer son dû ? Demander sa moto en présentant ses papiers ? On lui refuse, et il s’énerve ? Il ne devrait donc pas ? C’est qu’il ne sait pas qui commande ici. Ici, c’est la Police ».
Nous voulons que dorénavant, nous puissions dire, « ici, c’est la loi ».
D’autre part mais dans la même veine, il faut réagir de suite à ce non-argument déguisé : « le Roi sait-il cela ? Parce qu’il suffirait de lui faire savoir pour que… »
Non.
Cette affaire ne concerne en rien Sa Majesté. Une affaire de droit commun, la plus tragiquement banal du monde ne nécessite pas que la tête de l’Etat s’en charge. Il ne faut pas qu’un fonctionnement régulier soit remplacé par des exceptions régulières. Sinon quoi ? Pour que ce pays marche, faudrait-il donc qu’il marche sur sa tête ? Si c’est le cas, alors que Dieu l’assiste effectivement.
Cette affaire relève de la police, de la Justice, et dans le cas où ni l’une ni l’autre ne saurait se montrer à la hauteur de leurs fonctions, alors elle concernera les représentants de la Nation. Et si ceux-là aussi ne savent se montrer à la hauteur, alors enfin, nos regards se tourneront vers les sommets.
« Majesté, on tue vos sujets impunément.» Voila ce qu’il faudra dire. Et toutes les manifestations n’auront plus pour but de saisir des autorités qui ne sont pas compétente, mais la seule autorité qui vaille. Triste réalité du monde féodal : lorsque les institutions ne peuvent rien, on se prend à rêver que le Souverain peut tout. Du décollage économique au règlement d’affaires de droit commun.
Voila donc où nous en sommes : au sein de nos institutions, nous cherchons une solide pair de couilles. Un homme capable de poursuivre un ministère, de faire du bruit pour faire justice. Nous prendrons ou plutôt l’Histoire retiendra tout type de profil, sauf le profil bas. Assez de bassesse. Le Maroc a besoin de grands hommes, qu’ils se manifestent. Sommes-nous déjà une civilisation de fonctionnaires asservis et de citoyens muets ? Mais d’abord, lorsque l’on tue impunément, sommes-nous en civilisation, et y tue-t-on des citoyens ? On arrête les meurtriers, ou alors on vit parmi eux, quitte à perdre tout respect de soi. De quoi a-t-on donc peur ? D’un corps constitué ? Qu’on le démembre, il pourrit. D’une puissance occulte ? Qu’on la mette à la lumière, on verra ses faiblesses.
Et nous, citoyens ordinaires, petits Fodail en puissance, que pouvons-nous faire ?
D’abord commencer par l’ouvrir. Une pétition circule, il faut la lire et signer. Si une association s’exprime, il faut la soutenir et faire passer. Se taire, c’est encore perpétuer. Les méfaits qui se reproduisent ne le peuvent que parce que tout le monde se la ferme. Que l’attention publique déverse sur eux toute la honte qu’ils méritent, et on les verra se tarir.
Que personne ne s’y trompe : nous sommes en train d’écrire ou de manquer d’écrire une page importante de notre Histoire commune. Trêve des ratifications bidon de traités contre la torture, de déclarations solennelles sur une prétendue nouvelle ère. Dirons-nous dans 20 ans « en 2010, pour la première fois, une commission d’enquête parlementaire a été mise sur pied pour faire la lumière sur le meurtre d’un citoyen dans un commissariat. En 2010 et pour la première fois, le Parlement a osé utiliser le peu de pouvoir que lui accordait la constitution de 1996, et il a fait condamner les coupables » ?
Si nous ne pouvons pas le dire dans 20 ans, alors dans 20 ans nous serons toujours là à dénoncer d’autres meurtriers d’autres Fodail. Et on aura manqué cette page d’Histoire, on sera resté sur la même, grise comme l’arbitraire.
En attendant, le frère de Fodail a vu les meurtriers de son frère, attablés à la terrasse d’un café à Salé.
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