Au Maroc, les failles d'un double langage

Le magazine marocain Telquel consacrait en 2006 un dossier à la question: «Pourquoi les francophones contrôlent le Maroc». Cet article en est extrait, qui constate qu’entre une arabisation de façade et un renforcement de la technocratie francophone dans les lieux de prise de décision, l’Etat favorise l’élitisme.


L’Etat marocain ne met pas tous ses œufs dans le même panier. «Il arabise de force, dès 1965, la justice, la police et la gendarmerie, pour se targuer d’avoir un champ de souveraineté», explique l’avocat Abderrahim Jamaï. Il arabise la correspondance officielle et les lois pour se conformer à sa constitution. Par ailleurs, il maintient les secteurs étatiques, producteurs de richesses et nécessitant un savoir technique, entre les mains de l’élite éduquée dans la langue de Molière. 

C’est le cas même de l’agriculture, où les ingénieurs sont formés aujourd’hui encore en français. C’est toujours le cas de la finance, où le ministère de tutelle et des entreprises publiques, comme la Caisse de dépôt et de gestion (CDG) et Bank Al Maghrib, recrutent depuis peu des analystes, ingénieurs et managers, francophones de préférence, avec (parfois) des contrats mirobolants. Et c’est de plus en plus vrai dans les offices qui revoient leurs statuts afin de se débarrasser des grilles de salaires misérables que leur impose l’administration.

Objectif : renouveler leurs élites dirigeantes. «Ici et là, l’Etat cherche à recruter des profils de technocrates parlant souvent le français exclusivement et leur demande de se mettre à l’arabe, pour être socialement efficaces», explique Abdelilah Jennane, expert en ressources humaines. En fait, l’arabe continue d’avoir un rôle de «fausse langue officielle», comme le dit si bien la sociolinguiste Amina Benzakour. A la mosquée, au tribunal, au parlement, dans les discours télévisés, là où l’élite dirigeante est face au peuple, la langue de nos ancêtres est de rigueur. Or, le pouvoir est ailleurs.

Partage des tâches


«Au sein du Palais, explique un connaisseur des rouages du Makhzen (l’État marocain et les institutions régaliennes marocaines, ndlr), il y a toujours eu un partage savant des tâches. Vous retrouvez d’un côté l’arabophone de service, qui écrit les discours et qui maîtrise le droit. Vous retrouvez des francophones ouverts et rationnels, mais en règle générale, le roi aime être entouré par de parfaits bilingues ouverts sur tous les registres».

Au sein du gouvernement et au parlement, instances officielles et exposées au public, la langue arabe est naturellement usitée. Mais «dès qu’il s’agit d’un exposé technique au sein du conseil de gouvernement, il est possible de changer pour le français, loin des caméras», confie un ministre en exercice. 

Au-delà de ces espaces convenus et codés, la vraie politique au Maroc ne se fait pas à l’adresse du peuple, mais entre membres de l’élite, en français. L’exemple le plus patent est celui du G14, ce think tank créé en 1996 par Hassan II, pour élaborer une réflexion sur la bonne marche des affaires au Maroc. Neuf de ses 14 membres super-diplômés sont issus de grandes écoles françaises, quand ils ne sont pas des fils de la mission. 

Les plus francophones d’entre eux ont certes fait un effort immense pour maîtriser un arabe compréhensible. Aujourd’hui tous sont aux commandes, leur capacité d’adaptation est épiée. Mais, comme le confie un proche collaborateur d’un de ces ténors, «ils apprennent l’arabe pour au moins partager avec le peuple sa langue, faute de pouvoir partager avec lui autre chose (le pouvoir et les richesses)».

Affaire de l’élite


La tentation des technocrates de se muer en politiques est de plus en plus grande. A travers le Collectif démocratie et modernité, et moins prosaïquement, le mouvement Daba 2007, le publicitaire Noureddine Ayouch, proche du Palais, draine des francophones, dirigeants d’entreprise, vers la scène pré-électorale, voire mieux si affinités. 

Sceptique, son homonyme de gauche Mohsine Ayouch, dit (avec une touche d’ironie) qu’il «ne suffit pas de parler l’arabe en français pour faire de la politique». Le problème, selon lui, est que «ces gens ne conçoivent pas la politique comme une affaire de la cité (polis) mais comme une affaire de l’élite. D’ailleurs, ‘Siyassa’ (‘politique’ en arabe) veut dire ‘diriger le troupeau’».

Nos francophones feraient-ils la politique avec une arrière-pensée arabe? Ne généralisons rien. Mais comme le dit l’historien Abdellah Laroui, dans La Crise des intellectuels arabes, «notre élite technocratique est coupée de la population au service de l’Etat». Et c’est loin d’avoir changé.


Par Driss Ksikes, TelQuel 2006

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