L’union du Maghreb vue par Amadeus (2e PARTIE)

Un think tank marocain à l’œuvre
Entretien avec Francis Ghilès, Chercheur au Centre d’Etudes et de Documentation Internationale de Barcelone (CIDOB)
Francis Ghilès a été rédacteur chargé de l’Afrique du Nord au Financial Times de 1981 à 1996 et contribue à la BBC World Service depuis plus de trente ans. Il contribue également a des média internationaux dont Le Monde, The Wall Street Journal, El Pais, Le Monde Diplomatique ; à des instituts comme le Peterson Institute et CSIS à Washington, l’IFRI et l’Ipemed à Paris, le Royal Institute of International Affairs et The International Institute of Strategic Studies à Londres, le Konrad Adenauer Stiftung à Berlin. Il est aujourd’hui chercheur au Centre d’Etudes et de Documentation Internationales de Barcelone (CIDOB).
Francis Ghilès, un des experts les plus respectés sur les questions énergétiques, nous livre ici quelques éléments d’analyse sur l’intégration économique au Maghreb, à quelques semaines de l’inauguration du nouveau gazoduc transméditerranéen Medgaz. L’histoire et les circonstances exactes de la création du gazoduc Pedro Durran Farrel sont relatées de manière exclusive. En nous livrant les clefs de l’histoire de ce projet industriel, il nous invite à tirer les leçons du passé pour mieux appréhender les perspectives énergétiques du Maghreb aujourd’hui.
Avec neuf think-tanks, le Maroc passe pour le pays le plus innovant du Maghreb. Le cas marocain semble être une exception dans le monde arabe des think tanks. Les formes que recouvrent les «centres de réflexion» du royaume sont diverses et correspondent aux spécificités politiques du pays. Certains cercles pionniers ont été créés dans les années 1990 pour accompagner la démocratisation et l’ouverture du débat public. C’est le cas du Centre d’études et de recherches en sciences sociales (Cerss) de Rabat, ancré dans le milieu universitaire, ou de la Fondation Abderrahim Bouabid pour les sciences et la culture, liée à l’Union socialiste des forces populaires (USFP). Selon son secrétaire général, Ali Bouabid, la fondation est à la fois «cercle d’analyse» et «club politique», contribuant au débat sur les réformes publiques. Dans les années 2000, plusieurs nouvelles institutions sont apparues. L’Institut royal des études stratégiques, créé en 2007, cherche à «disséminer la réflexion stratégique sur des questions dont il est saisi par Sa Majesté le roi» et assume cette filiation. L’Institut Amadeus, fondé, lui, en 2008 par Brahim Fassi Fihri, fils du ministre des Affaires étrangères, représente une nouvelle génération de think-tanks qui s’inscrivent dans les réseaux méditerranéens en cherchant à «promouvoir la coopération Maghreb-Union européenne» et en organisant des événements de grande visibilité internationale. Pragmatique, il développe des activités de «consultant», tout en «consolidant l’image de marque du Maroc par des actions de lobbying» (Jeune Afrique). A signaler que Amadeus se défend d’être un think tank marocain, mais seulement «implanté au Maroc».
8.Le souhait des opérateurs économiques algériens d’aboutir à une intégration économique n’est pas toujours visible au Maroc : croyez-vous qu’il existe ?
J’ai participé à de nombreux séminaires, en Afrique du Nord et en Europe, réunissant des entrepreneurs de la région des secteurs public et privé. Je constate depuis quelques années que les entrepreneurs maghrébins partagent réellement une vision commune du futur de leurs entreprises et ont conscience de la nécessité de construire le Maghreb par des projets communs.
Si l’information n’est pas relayée au Maroc, cela ne veut pas dire que pour autant que cette réalité n’est pas là. Que ce soient les opérateurs privés ou publics, ils attendent tous une ouverture de la frontière terrestre. Cet ardent désir ne peut pas se manifester publiquement, car les dirigeants politiques peuvent trop facilement rendre impossible la vie d’un entrepreneur privé si jamais il venait à exprimer une pensée politiquement incorrecte. L’entrepreneur privé maghrébin ne peut pas critiquer le pouvoir. La situation politique est devenue si complexe et si illisible entre les deux pays que personne ne s’aventurerait à suggérer à ses dirigeants comment sortir du bourbier où ils se trouvent. La clé de la situation existe – aux dirigeants politiques de trouver le courage de la mettre à la serrure et d’entrouvrir la porte, comme ce fut fait en 1984.
9.Vous êtes un spécialiste du coût du non Maghreb. Des analystes et commentateurs économiques reprennent souvent le chiffre de 2% annuel de PIB perdu. Est-ce un chiffre exact ?
C’est beaucoup plus de richesse que le Maghreb désuni gaspille. D’abord le coût humain : la transition démographique est acquise, mais des millions de jeunes continuent d’arriver sur le marché du travail et 50% d’entre eux, dont de nombreux diplômés, sont déjà au chômage. Procurer du travail à tous ces jeunes exigerait un rythme de croissance plus élevé que celui de la Chine pendant deux décennies ! Au vu de ces réalités, l’estimation de ce que coûte la fermeture des frontières est faible : 2% de perte de croissance est une estimation qui est donné relativement souvent pour simplifier le débat et insister sur l’importance du coût du non-Maghreb. En réalité, je pense que la fermeture des frontières coûte beaucoup plus cher aux pays maghrébins. Le Maghreb uni peut avoir un impact psychologique assez fort pour renforcer le sentiment de confiance des investisseurs, ou pour recréer ce climat de confiance dans la région. C’est pour cela que le chiffre de 2% est à prendre avec beaucoup de précautions. En réalité, un Maghreb intégré créerait certainement un climat de confiance propice à l’investissement, à l’élaboration de projets à long terme, à la création de richesse. Tout cela nous ne pouvons pas le chiffrer car il est impossible de chiffrer ou quantifier la somme des mécanismes que l’union du Maghreb déclencherait mais il y a quelques éléments de coût qu’il faut mettre en avant.
Premièrement, un coût social : le chômage est un des défis les plus durs dans les pays maghrébins.
Or le nombre de nouveaux emplois créés chaque année est dramatiquement faible au vu des besoins. Deuxièmement, un coût invisible : imaginez que 1 ou 2% des 150 milliards de dollars d’épargne maghrébine privée investis hors de la région soient rapatriés ? Chaque année 8 milliards de US dollars d’épargne maghrébine privée sont placés à l’étranger par des maghrébins, la moitié provenant d’Algérie, 30% environ du Maroc et le reste de Tunisie.
Ces fonds ne s’expatrieraient pas s’il existait plus d’opportunités d’investissement au Maghreb – mais les investisseurs manquent de confiance envers leur région.
Troisièmement, il y a le coût de lié à la diaspora. Il y a 30 ans la diaspora maghrébine était composée d’ouvriers qui certes envoyaient des fonds vers leurs familles. Aujourd’hui elle inclut de nombreux cadres, des entrepreneurs, des personnes dont les entreprises ont une valeur ajoutée plus élevée. Si un Maghreb uni existait, avec des règles d’investissement harmonisées, des réseaux bancaires intégrés, une vraie liberté pour créer de la richesse comme ces gens savent si bien le faire ou ont appris à le faire à l’étranger, ils ne reviendraient pas au pays par centaines mais pas milliers. Méditez l’expérience de la Chine : plus de la moitié des investissements étrangers sont le fait des Chinois de l’étranger. Ceux-ci sont considérés comme les meilleurs ambassadeurs de leur pays d’origine. Les dirigeants ont su leur offrir des avantages très importants après le lancement des réformes économiques en 1979, ce qui explique que les trois quarts des investissements directs étrangers en Chine, dans les deux décennies qui suivirent, provenaient de cette diaspora.
Les élites politiques maghrébines offrent quelques semblants d’avantages aux maghrébins résidents à l’étranger qui seraient tentés de suivre l’exemple chinois. Mais ces mêmes élites semblent incapables de tirer les vraies leçons de l’extraordinaire réussite économique chinoise ; réussite qui lui a permis d’exercer une influence grandissante à l’échelle planétaire.
Songez enfin que, en ce qui concerne les investisseurs étrangers, ce sont seulement 3% des investissements globaux européens qui sont captés par le Maghreb. Si on prend un exemple comparable, on constate que l’Amérique latine et surtout le Mexique, voisin Sud des Etats Unis, capte 18% des investissements nord-américains avec une croissance de ces investissements étrangers (IDE) de l’ordre de 15% en moyenne depuis 20 ans.
10.Un retour à la politique de petits pas menée à partir de 1984 est-elle envisageable ?
La réponse est oui, clairement. C’est la seule envisageable. Elle devrait être lancée par des gestes forts : coopération sur le plan des ressources énergétiques et minières, ouverture du capital de certaines grandes entreprises à des agents économiques publics et privés de pays voisins et autres. C’est d’ailleurs une proposition de l’ancien gouverneur de la Banque d’Algérie, Abderrahmane Roustoumi Hadj Nacer. Une telle proposition parait audacieuse aujourd’hui, quasi impensable. Mais la fortune favorise souvent ceux qui font preuve d’audace.
Si les dirigeants maghrébins n’osent pas penser l’avenir, la Chine, l’inde et le Brésil se chargeront de faire le Maghreb à leur place, en fonction de leurs intérêts propres. Cela démontrerait à quel point les indépendances acquises depuis un demi siècle se seraient avérées être des leurres.
Les Débats, 7/7/2010

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