Décès de l’écrivain portugais Jose Saramago Le défenseur des causes justes

Avant de rendre l’âme vendredi 18 juin à Lanzarote, une île des Canaries, à l’âge de 87 ans, l’écrivain portugais José Saramago préparait un nouveau livre sur l’industrie de l’armement et l’absence de grèves dans ce secteur.
Surpris par la mort chez lui, le prix Nobel de littérature en 1998, pour son roman le Radeau de pierre (1986 ; porté à l’écran en 2002), l’écrivain portugais José Saramago ne pourra pas achever sa nouvelle œuvre. Un ouvrage sur l’industrie de l’armement et l’absence de grèves dans ce secteur, qu’il voulait développer lors de la présentation de son dernier roman Caïn (le Cahier), en novembre 2009. Ce dernier titre est l’adaptation de ses chroniques rédigées pour son blog en version papier. Il a alimenté régulièrement celui-ci pour rendre compte de l’état du monde et en dénoncer les travers. Il a notamment remis en cause, avec beaucoup d’humour, la politique de malfrat de Berlusconi, les dérives du libéralisme, le «conservatisme médiéval» du pape Benoit XVI et le gouvernement Bush. Grand amateur de la figure du président américain Obama, sauf lorsque ce dernier tenait des paroles trop tendres à l’égard d’Israël, Saramago a épousé la cause palestinienne, allant jusqu’à comparer en 2003 la ville de Ramallah (Cisjordanie) à Auschwitz, non sans susciter une vive polémique. Ce premier lusophone à avoir remporté le prix Nobel a succombé à des problèmes cardiaques, laissant une œuvre considérable et un modèle d’engagement politique d’un intellectuel. En altermondialiste, il a appréhendé l’affaiblissement du Portugal en raison de l’uniformisation européenne à laquelle il ne croyait pas. Il n’empêche qu’il s’est inscrit sur la liste du PC portugais pour les européennes en 2009. Le regretté Saramago est connu également pour être un fervent défenseur de la juste cause du peuple sahraoui pour son droit à l’autodétermination et à l’indépendance. En dépit de son état de santé, il s’est rendu, en décembre dernier, à l’aéroport de Lanzarote pour exprimer de vive voix son soutien et sa solidarité à la militante sahraouie des droits de l’homme, Aminatou Haidar. Cette dernière avait, pour rappel, observé une grève de la faim illimitée pour revendiquer son droit de retourner chez elle, au Sahara occidental occupé, d’où elle a été expulsée par le Maroc. Mieux encore, il a appelé l’organisation des Nations unies à «imposer» au Maroc «l’obligation de respecter ses résolutions» sur le Sahara occidental, tout en soulignant son refus de reproduire «ce qui s’est passé et qui continue de se passer avec le problème de la cause palestinienne». Dans une de ses lettres à la «Gandhi sahraouie», l’écrivain a demandé au Maroc de renoncer à sa «voracité expansionniste» et de respecter les résolutions onusiennes inhérentes à l’autodétermination du peuple sahraoui. Durant ses nombreux voyages à travers les continents, il a encouragé ses auditeurs à réagir devant le «mauvais fonctionnement du monde», à «s’indigner et à se départir de l’inertie qui caractérise l’homme actuel». Son épouse, la journaliste et traductrice espagnole Pilar Del Rio, a affirmé en 2008, après sa consécration au prix Nobel, qu’il est capable «d’être du côté de ceux qui souffrent et contre ceux qui font souffrir».
Terre du péché
Auteur engagé et humaniste, Saramago est considéré comme l’un des meilleurs écrivains du XXe siècle. Toujours est-il qu’il a tardé à mériter la célébrité au niveau international. S’il s’est consacré à la littérature, c’est parce qu’il n’aimait pas le monde dans lequel il vivait. Ses réflexions d’auteur portent sur les principaux problèmes de l’être humain, ses personnages sont pleins de dignité et ses écrits suscitent chez le lecteur une grande émotion. Le thème de prédilection de ses ouvrages est l’histoire portugaise. Saramago a avoué être «obsédé» par l’histoire de son pays, mais sans écrire de romans historiques. Il s’exerce aisément dans la relecture d’évènements historiques en utilisant l’allégorie et la parabole. Comparé à Gabriel Garcia Marquez, il représente le réalisme magique qui mêle le surnaturel à la vie quotidienne.
Il publie son premier roman, Terre du péché en 1947, mais il ne s’imposera en littérature que vingt ans plus tard, après avoir collaboré à la rédaction de nombreux journaux. Il reconnaît que la cause est due à son manque de confiance et ce n’est que dans les années 1980 que sa production deviendra régulière et riche. Son écriture est très dense et marquée d’une rare musicalité. Quant à son propre style, qui lui permet alors de devenir un grand écrivain, il ne l’acquiert qu’au début des années 1980. Il a alors plus de cinquante ans. En rédigeant un roman sur les paysans de l’Alentejo (Portugal), sa région d’origine, il a réussi à le trouver. Faisant fi des règles syntaxiques, il invente sa propre ponctuation : les virgules remplacent les points et les dialogues s’insèrent dans les structures de phrases, se fondant dans des blocs compacts de narration. Les voix de ses personnages se mêlent comme dans un grand concert, et la sienne intervient au centre avec beaucoup d’ironie.
A ce sujet, il a expliqué au Monde des livres du 17 mars 2000 : «J’écrivais un roman comme les autres. Tout à coup, à la page 24 ou 25, sans y penser, sans réfléchir, sans prendre de décision, j’ai commencé à écrire avec ce qui est devenu ma façon personnelle de raconter cette fusion du style direct et indirect, cette abolition de la ponctuation réduite au point et à la virgule. Je crois que ce style ne serait pas né si le livre n’était pas parti de quelque chose que j’avais écouté. Il fallait trouver un ton, une façon de transcrire le rythme, la musique de la parole qu’on dit, pas de celle qu’on écrit. Ensuite, j’ai repris les vingt premières pages pour les réécrire.»
Les dialogues chez cet auteur se fondent donc dans un bloc de prose compacte. Ils sont introduits par une virgule, suivie d’une majuscule qui signale le changement de locuteurs.
Cela a engendré de grands romans polyphoniques, labyrinthiques, comme le Dieu manchot, l’Année de la mort de Ricardo Reis ou Histoire du siège de Lisbonne. Cet ancien serrurier, devenu journaliste et écrivain, est resté jusqu’à sa disparition très engagé, non sans se heurter au refus de certaines maisons d’édition.
R. C.
En quelques dates
et repères :
Poésie : Os Poemas Possíveis (1966) ; les Poèmes possibles (1998) ; Provavelmente Alegria (1970) ; O Ano de 1993 (1975)
Contes et nouvelles : O Conto da Ilha Desconhecida (1997) ; le Conte de l’île inconnue (2001).
Romans : l’Evangile selon Jésus-Christ (1993) ; la Caverne (2002) ; l’Autre comme moi (2005) ; la Lucidité (2006) ; les Intermittences de la mort (2008) ; le Voyage de l’éléphant (2008).
Opéras : «le Dieu manchot devenu Blimunda», opéra en 3 actes ; d’après Memoriale del Convento de José Saramago (1990). «Divara – Wasser und Blut, drame musical en 3 actes ; d’après In nomine Dei de José Saramago (1993, Münster) (pour l’anniversaire de la ville de Münster).
Articles : Chiapas, un combat pour la dignité, in Manière de voir – Vol. 2000, 49 (janvier-février) ; S’attaquer au tabou de la démocratie», in Manière de voir.
Le Jeune Indépendant, 23/6/2010

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*