C’est comme si on avait fini par s’habituer à l’Etat de non-droit, comme si toute réclamation de justice était incongrue, malvenue…
Par Ahmed Benchemsi
Mohamed Aït Si Rahal, Mohamed Lhamadat, Hassan Zoubaïri, Larbi Souabni, Ahmed Khali Daous, Mokhtar Lahchaichi, Abderrahim El Ati. Ces sept noms ne vous disent probablement rien. Ce sont des citoyens marocains ordinaires, issus de milieux relativement défavorisés. Leur point commun: ils sont tous morts entre les mains de la police, dans des circonstances non élucidées à ce jour. Alors que la Direction générale de la sûreté nationale (DGSN) parle de “suicide” pour certains, et de “maladies foudroyantes” pour d’autres, les familles des victimes et l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) n’ont aucun doute: ces sept personnes sont mortes des suites de tortures et/ou de négligence criminelle. Le plus notable, c’est que ces gens ne sont pas décédés pendant les “années de plomb”, mais bien sous l’ère Mohammed VI. Le dernier en date, A. El Ati, est mort il y a quelques mois à peine, en février 2010. Ni lui, ni les six autres ne sont des victimes du sinistre centre de Temara où, dans le cadre de la lutte antiterroriste, la Direction de la surveillance du territoire (DST) avait torturé des dizaines, voire des centaines d’hommes pendant la première moitié de la décennie écoulée. A ce propos, le roi Mohammed VI lui-même avait admis des “excès”*. Lesquels? Y a-t-il eu enquêtes, sanctions? On n’en a jamais rien su, sans doute au nom d’une “raison d’Etat” difficile à avaler… Mais ce n’est pas notre sujet aujourd’hui. Les sept victimes citées plus haut étaient des “citoyens lambda” soupçonnés, au pire, de petite délinquance. Si on sait ce qui leur est arrivé, c’est grâce à la ténacité de leurs familles, que les intimidations et les menaces de représailles n’ont pas fait reculer, et aussi grâce au courage des militants de l’AMDH, qui se sont saisis de leurs cas pour ne plus les lâcher. Mais pour sept cas connus, combien d’ignorés? Le fait est que les mauvais traitements (coups, insultes, humiliations) sont le lot de quasiment tous les “citoyens lambda” qui ont le malheur de tomber entre les mains de la police marocaine. Et que ces mauvais traitements peuvent conduire jusqu’à la mort, sans que les autorités s’en émeuvent. Mais le pire, le voici : même l’opinion publique ne s’en émeut pas. Ou alors, si des journaux rapportent les faits, l’émotion est fugace, passagère, et surtout sans suite. Comme si on avait fini par s’habituer à l’Etat de non-droit, comme si toute réclamation de justice était incongrue, malvenue. Dans les cercles de l’élite bien-pensante (sachant que l’élite indépendante d’esprit est en voie de disparition) les militants de l’AMDH sont vus comme des “extrémistes” – et les journalistes qui font écho à leur travail, comme des “nihilistes”. Message: “Les années de plomb, c’est fini. Si des gens meurent encore dans des commissariats, il ne peut s’agir que de bavures isolées”. Isolées, vraiment? Dans ce cas, punir les responsables devrait être facile à envisager, voire nécessaire pour donner l’exemple… Qu’est-il advenu des bourreaux de ces sept hommes et des responsables des locaux de police où ils ont poussé leur dernier souffle ? Interrogée à ce propos par le magazine Nichane, la DGSN s’est murée dans le silence. Ce sont des sources policières qui l’ont dit, sous le sceau de l’anonymat: le pire qui puisse arriver aux responsables des ces “bavures”, c’est d’être mutés loin du lieu du drame, “pour calmer les esprits”. L’un d’entre eux, responsable d’un centre de sûreté régionale au moment du décès d’un citoyen, est aujourd’hui…sous-préfet de police! Non seulement les responsables de ces meurtres (car c’est bien de cela qu’il s’agit) sont couverts par leur hiérarchie, mais ils peuvent aussi être promus, c’est-à-dire récompensés. Quel genre de message est-ce là, sinon une confirmation de l’impunité générale, et un encouragement à continuer? Avec ça, comment croire encore aux promesses de la “nouvelle ère”?
* Dans une interview à El País, le 16 janvier 2005.
Tel Quel
* Dans une interview à El País, le 16 janvier 2005.
Tel Quel
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