Abdellatif Laâbi plaide "Pour un Pacte national de la culture"

Présenté par Mohamed Belmaïzi, 28/4/2010
Je vous soumets une intervention récente du poète Abdellatif Laâbi, lun des acteurs contemporains les plus vivants et les plus novateurs.
Poète, combattant depuis les années soixante pour une nouvelle culture au Maroc, au Maghreb, en Afrique et en Orient, il plaide ici « Pour un Pacte national de la culture », dans notre pays.
Il est évident que le déficit démocratique, limmobilisme et le verrouillage contre toutes les potentialités dans notre pays, est clairement provoqué par le mépris de la culture, ce parent pauvre des pouvoirs institués. Ce texte souligne, selon ma lecture, que la société civile grouille de dynamisme, avance et sémancipe, alors que les pouvoirs institués végètent et régressent&
Pour que le Maroc change réellement, il est urgent de faire un véritable état des lieux& de cette jarre qui nous est commune& bien identifier et explorer son fond (qa3 alkhabya)&
Pour un Pacte national de la culture
Abdellatif Laâbi
La scène culturelle a connu récemment une véritable crispation. Au-delà de ses manifestations conjoncturelles (la levée de boucliers dans le milieu intellectuel contre certaines décisions intempestives prises par le nouveau ministre de la Culture), cette crise a eu pour effet positif de ranimer le débat sur la situation et les enjeux réels de la culture dans notre pays.
Je men réjouis personnellement, car je nai cessé, au cours des dernières années, dattirer lattention de lopinion publique et des responsables politiques sur le paradoxe qui consiste à parler doption démocratique, de modernité, de développement humain, voire de nouveau projet de société, tout en faisant limpasse sur la place de la culture dans ce processus et le rôle déterminant quelle pourrait y jouer. Partant de là, jai plaidé en faveur dun renversement de perspective permettant dappréhender la culture comme une priorité, une cause méritant dêtre placée au centre du débat national.
Le peu décho que mes appels ont suscité ma conduit à une conclusion dont je mesure la gravité : le déni persistant de lenjeu de la culture met en danger les quelques acquis à forte portée symbolique de la dernière décennie et peut conduire, à terme, à la panne du projet démocratique dans son ensemble. Mais, contrairement à ceux quune dérive de la sorte conforte dans leurs prévisions les plus pessimistes ou arrange dans leurs intérêts les plus sordides, je continue à croire que les jeux ne sont pas faits. Jose croire quune autre feuille de route est possible si le besoin et la conviction simposent dun changement de cap, dune refondation de la Maison marocaine sur des bases humanistes, porteuses de progrès social, matériel et moral, dune gouvernance au service du bien public, dun choix sans ambiguïté de la modernité et de louverture sans complexes sur le monde.
Une telle perspective nest pas une vue de lesprit car, malgré limpasse politique qui est en train de se dessiner, le Maroc a profondément changé. Dorénavant, quon le veuille ou non, il fait partie intégrante du village planétaire. Les besoins vitaux et intellectuels dun nombre toujours croissant de Marocains, à lintérieur du pays comme dans la diaspora, ont tendance à saligner sur ceux des citoyens des pays avancés. Larchaïsme persistant dans les mentalités, la forte pression exercée sur les mSurs et les comportements par les mouvements passéistes, sont contrebalancés par lattrait aussi fort dautres modèles où la conquête des libertés et des droits, laccès à la modernité et la jouissance de la prospérité ont été préparés par une révolution des connaissances, des techniques, et de grandes avancées dans le domaine des idées.
Sur le plan de la culture proprement dite, la situation a bougé elle aussi. Bien que ce chantier soit en grande partie déserté par les pouvoirs publics et les élus locaux, les initiatives émanant de la société civile et des créateurs au premier chef sont en train de secouer la léthargie dominante. Alors que son lectorat de proximité se rétrécit, la production littéraire se renouvelle dans ses formes, se diversifie quant à ses langues dexpression, et les femmes y font une percée remarquable. Nombre de revues sur papier ou consultables sur le Net ont vu le jour récemment et entreprennent une véritable valorisation de la création contemporaine. Dans le milieu associatif littéraire et culturel, un changement sopère visant à mettre fin à linstrumentalisation partisane qui était en vigueur dans le passé. Ici ou là, dans les universités, souffrant pourtant dun manque chronique de moyens, la recherche sactive et des filières innovantes se créent. Loffre en matière de galeries sest accrue considérablement, et la bulle spéculative entourant depuis peu le marché de lart ne saurait, malgré ses effets pervers, occulter la grande vitalité du mouvement des arts plastiques. Des jeunes ont réussi, en comptant dabord sur eux-mêmes, à créer de nouvelles musiques, à se faire entendre et apprécier dun large public.
Dans cette liste, le cinéma représente un exemple à part, hautement significatif. Son décollage incontestable est dû, il faut en convenir, à laide massive de lÉtat. Mais, au-delà des intentions qui ont présidé à ce choix de la part des pouvoirs publics, ce que je retiens de cette heureuse avancée, cest par-dessus tout la marque du talent et de la créativité dont sont capables nos artistes quand on leur donne les moyens dexercer normalement leur métier et dhonorer leur fonction. Dans le même ordre didée, il serait malhonnête de passer sous silence une réalisation exemplaire, mais orpheline, celle de la nouvelle Bibliothèque nationale à Rabat, un joyau dans sa conception, la haute technicité de ses moyens et lesprit civique de son fonctionnement. Lexception, en quelque sorte, qui confirme malheureusement la règle et nous renvoie à létat dabandon où se trouve la quasi-totalité des domaines de la création, de la recherche, de la pensée, sans oublier celui, majeur, de léducation, où la réforme de fond, sans cesse promise, se fait toujours attendre. Les petits pas en avant que nous y avons observés et loués ne sauraient donc à eux seuls changer la donne. Ils sapparentent à un bricolage en temps de pénurie. Même dans les sociétés avancées, où linitiative privée et le mécénat prennent leur part dans le développement culturel, lÉtat ne peut pas dégager sa responsabilité. Son investissement savère indispensable dans la mise en place des infrastructures et des institutions adéquates, dans la conduite de la politique visant laccès de tous aux connaissances, la promotion de la culture du pays et son rayonnement à léchelle mondiale.
Je pense que le moment est venu pour tous les
protagonistes de la scène nationale (décideurs politiques, partis, syndicats, élus, entrepreneurs, acteurs associatifs, et bien sûr intellectuels et créateurs) de se prononcer clairement sur létat alarmant de notre réalité culturelle et sur le train de mesures à prendre pour y remédier. Outre quil est improductif, limmobilisme conduit logiquement à la régression, qui à son tour fait le lit de tous les obscurantismes. Je plaide ici en faveur du mouvement et de la voie des lumières. Dun projet où nous déciderons de mettre au centre de nos préoccupations la dignité et lépanouissement de lélément humain, préparant ainsi lavènement dune société plus juste et fraternelle, donc plus pacifiée et ouverte, moins exposée aux démons de la fermeture identitaire et de lextrémisme.
Je suis conscient quil sagit là dune Suvre de longue haleine. Mais, au vu des urgences, je prends aujourdhui la responsabilité den poser les préalables dans cet appel pour un Pacte national de la culture que je soumets au libre débat et, pourquoi pas dès maintenant, à lapprobation de celles et ceux qui y reconnaîtraient peu ou prou leurs propres analyses et attentes.

Pacte national pour la culture
Appel

Le Maroc se trouve de nouveau à la croisée des chemins.
Après léclaircie du début de la précédente décennie et les espoirs quelle a soulevés, lheure est aux interrogations, voire au doute. La cause en est le flou qui affecte le projet démocratique et la conception même de la démocratie. Celle-ci ne saurait se limiter à linstauration dun type déterminé de pouvoir politique, de rapports sociaux, de production et de redistribution des biens matériels. Elle est tout aussi bien un choix civilisationnel qui consiste à miser sur lélément humain. Léducation, la recherche scientifique et la culture sont au centre de ce choix, le moteur sans lequel aucun développement denvergure et durable nest possible. Aussi la prise en compte dun tel enjeu devrait-elle relever pour nous de lurgence nationale. Le chantier de la culture, dans son acception la plus large, nécessite de grands travaux dont la réalisation dépend à la fois de la volonté politique des gouvernants et de la mobilisation citoyenne. Pour me limiter aux besoins pressants et à des mesures-phares, je proposerai ce qui suit :
1. Limpulsion dun plan durgence pour éradiquer définitivement la plaie de lanalphabétisme, avec obligation de résultats dans un délai ne dépassant pas les cinq ans. Ce plan fournirait à loccasion une solution au drame des milliers de diplômés chômeurs qui, tout en étant salariés et mobilisés pour une noble cause, se verraient offrir des formations appropriées en vue de leur réinsertion ultérieure dans le marché du travail.
2. La constitution dun Haut Comité scientifique interdisciplinaire auquel sera confiée la mission, dune part, détablir létat des lieux et des besoins dans les domaines de léducation, de la culture et de la recherche scientifique, dautre part détudier pour sen inspirer les différents modèles et expériences ayant cours dans les autres pays du monde et qui ont acquis un statut dexemplarité. Ce Comité aurait enfin la vocation dune instance de proposition dont lavis devrait imprimer la politique gouvernementale.
3. Le lancement dun plan visant à doter le pays (des grandes villes aux petites en passant par le milieu rural) des infrastructures culturelles qui manquent cruellement : bibliothèques publiques, maisons de la culture, salles de cinéma, théâtres, conservatoires de musique, écoles de formation des gestionnaires et des animateurs des structures précitées. Si lÉtat doit en être le maître dSuvre, ce plan nécessite un partenariat avec les acteurs de la société civile présents sur le terrain, ainsi que lencouragement, par des mesures fiscales et autres, de linitiative privée et des mécènes qui voudraient sy investir. Enfin, les assemblées élues et lexécutif en leur sein devraient impérativement assumer leur part dans la réalisation de ces infrastructures, et obligation leur serait faite dinscrire cet engagement dans leur cahier des charges.
4. Linstitution dun Centre national des arts et des lettres qui aura pour mission de tisser les liens avec les créateurs, dêtre à leur écoute, de leur faciliter le contact avec leur public potentiel et dSuvrer à la bonne circulation de leurs Suvres. Cela pourra se traduire par :
– loctroi de bourses daide à la création et à la traduction pour une durée déterminée allant jusquà lannée sabbatique ;
– la mise à leur disposition de résidences saisonnières tant au Maroc quà létranger ;
– la création en son sein dun Bureau du livre chargé de laide à lédition, de la surveillance du marché du livre (notamment pour en réguler le prix), de lincitation au partenariat indispensable en vue de mettre fin à lanarchie et linefficacité qui règnent dans le domaine de la distribution ;
– lorganisation dans tous les établissements scolaires (du public et du privé), dans les grandes écoles, les centres de formation, les hôpitaux, les prisons, les entreprises, etc. dinterventions décrivains, dartistes, de chercheurs et de grands témoins de lhistoire immédiate, permettant ainsi aux publics les plus divers dacquérir de nouvelles connaissances, de sinitier à la création artistique, de souvrir à la réflexion et de découvrir simplement leur propre culture.
5. La création dune Agence pour la promotion de la culture marocaine à létranger tant en direction du public international que des communautés marocaines. Elle aurait pour charge de créer les conditions dune meilleure diffusion de nos productions intellectuelles et artistiques et de leur assurer une vraie représentativité dans les manifestations denvergure. En synergie avec les départements ministériels concernés, elle jouerait un rôle créatif dans une politique de coopération culturelle fondée sur les principes déquité et de réciprocité.
6. La mise en chantier dun plan de sauvetage de la mémoire culturelle marocaine comprenant au moins deux volets :
– celui de la mémoire contemporaine, aujourdhui en péril suite à la disparition récente dun grand nombre de nos écrivains, artistes et intellectuels majeurs, ceux-là mêmes qui ont forgé depuis lindépendance la pensée et la création modernes, et porté au-delà de nos frontières le message de limaginaire et de lhumanisme proprement marocains. Le patrimoine quils nous ont légué et les traces de leur activité (manuscrits, correspondance, archives diverses) devraient, pendant quil en est encore temps, être répertoriés, rassemblés, traités et préservés par un Institut créé à cet effet, dont le rôle serait de les vivifier en les mettant à la disposition de tous et en organisant autour deux diverses
activités afin dassurer la pérennité de leur message. De la même manière, lInstitut accueillerait et traiterait les archives que les intellectuels et créateurs vivants voudraient bien lui confier ;
– celui de la mémoire du passé. Ce chantier, autrement plus vaste, concerne des domaines variés : archives nationales (écrites, sonores et filmées), monuments historiques, patrimoine architectural urbain, lieux chargés de mémoire, fouilles archéologiques, musées, patrimoine oral& Sans parler de la tâche énorme qui incombe aux historiens, à condition de leur donner les moyens de laccomplir, la formation dexperts dans de multiples disciplines techniques et scientifiques savère indispensable si nous voulons mener à terme lentreprise de sauvegarde, de reconstruction et de revitalisation de notre mémoire culturelle, puis sa transmission aux générations futures.
Est-il besoin de souligner que la traduction en actes des six propositions précédentes pourrait révéler que le domaine de la culture, estimé par préjugé coûteux et de peu de rapport, est au contraire, grâce aux métiers innombrables quil suscite, une mine considérable demplois, qui na rien à envier à dautres secteurs dont la rentabilité est reconnue.
7. La redynamisation de la réforme de lenseignement, car il est certain que le train de mesures précédemment développées dépend dune locomotive pour être tiré et de rails pour être acheminé vers la destination souhaitée. Aussi la refonte de notre système éducatif devra-t-elle être la pierre de touche de ce Pacte national pour la culture. Le temps est venu den finir avec la valse-hésitation et les changements brutaux qui ont été opérés depuis lindépendance. La question épineuse de la ou des langues denseignement devra trouver une solution à la fois pragmatique, pédagogiquement performante, et tenant compte des différentes composantes de notre identité nationale et de notre choix déterminé de la modernité. Il est temps de réhabiliter ce premier service public, de le rendre attractif et réellement productif. Il est temps aussi quil offre à ses bénéficiaires loccasion de découvrir la pensée et la culture vivantes de leur pays et à ces dernières les bases de leur rayonnement.
La crédibilité du choix démocratique, si tel est notre choix, dépend de la façon dont nous préparerons nos enfants et nos jeunes à devenir des citoyens à part entière et à la personnalité affirmée, instruits des réalités de leur pays et de celles du monde, imprégnés des idées de justice, dégalité et de tolérance, conscients des nouveaux défis que lhumanité entière doit relever pour préserver lenvironnement et assurer la survie de lespèce. En retour, notre pays y gagnera les artisans de sa renaissance intellectuelle, de sa prospérité matérielle et morale, de la reconquête de sa pleine dignité au sein des nations.
Mars-avril 2010
On peut soutenir ou signer lappel en écrivant à ladresse suivante : 
laabimanifesto@hotmail.fr
Soufrce : SOLIDMAR 

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