Par Mohamed Mahamud Embarec
En mars 1905, à Tanger au Maroc, l’empereur Guillaume II fait un discours officiel où il parle d’un » Maroc libre qui sera ouvert à la concurrence pacifique de toutes les nations, sans monopole, ni exclusion « . Ce discours est considéré comme inacceptable par le gouvernement français qui s’est attribué le Maroc dans sa zone d’influence. Le ton monte dans la presse cocardière, au Parlement c’est un déluge de propos nationalistes et anti-allemands, on est à deux doigts d’une déclaration de guerre…Cette affaire de Tanger est un révélateur des tensions qui existent entre les grandes puissances impérialistes européennes
En juillet 1905 est donné le premier coup de pioche de la construction du canal de Panama. Les Etats-Unis ont obtenu la création d’un Etat autonome sur un territoire qui dépendait jusque-là de la Colombie, puis sur ce territoire qu’ils contrôlent, l’autorisation de creuser un canal reliant les Caraïbes au Pacifique. En ce début de XXème siècle, les Etats-Unis sont en train de devenir la première puissance industrielle du monde. Leur industrie a pu se développer à l’échelle d’un pays de la taille d’un continent. Leur puissance s’exprime dans de gigantesques chantiers qui ont permis la construction des lignes ferroviaires sur l’immensité de leur territoire, et maintenant du canal de Panama qui ne sera inauguré qu’en 1914.
Au tournant du siècle, les Etats-Unis commencent à affirmer leur nouvelle ambition d’intervenir sur la scène internationale et leurs intérêts se heurtent aux vieux empires coloniaux des puissances européennes sur le déclin, notamment l’Espagne en Amérique latine.
Ainsi en 1898, les Etats-Unis sont entrés en guerre contre l’Espagne, pour aider Cuba et les Philippines à gagner leur indépendance. En quelques années, l’énorme machine industrielle des Etats-Unis leur a permis de se constituer une puissante marine de guerre. Leur force économique et militaire leur permet de se faire les champions de l’anti-colonialisme au nom de la liberté des peuples et surtout de la liberté pour leurs marchandises et leurs capitaux de s’investir où ils veulent, et notamment en Amérique du Sud. Ils sont contre les chasses gardées des colonies des puissances européennes car se sont autant de possibilités de se constituer de nouveaux marchés qui leur échappent.
Déjà première puissance économique, mais dans un monde encore dominé par les vieilles puissances européennes et leurs empires coloniaux, les Etats-Unis donneront toute la mesure de leur force dans les deux guerres mondiales à travers lesquelles les nouveaux rapports de forces vont se dessiner.
A partir de 1945, tant Washington que Moscou soutiennent la décolonisation, au nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». En Afrique, l’Amérique est longtemps quelque peu réticente à intervenir sur la base du respect des zones d’influence des partenaires européens (Grande-Bretagne, France, Portugal, Belgique). Mais, face au risque, réel ou supposé, de prise de contrôle du continent par l’URSS, les Etats-Unis se substituent aux petites puissances pour gérer la décolonisation. Ainsi, Washington intervient au Congo en 1960 et finit par soutenir le général Mobutu qui, pourtant, n’était pas son favori au départ. Dans le sud, en Angola, en Namibie et au Mozambique, l’Amérique intervient très indirectement, via l’Afrique du Sud, à partir de 1975 quand le Portugal se désengage.
Alors que le monde est en train de se polariser, la France et les autres nations européennes perdent progressivement une grande part de leur influence diplomatique sur la scène internationale. En 1954, malgré un soutien des États-Unis, la guerre d’Indochine est perdue par la France qui s’engage dans une autre guerre, l’Algérie. En 1956, la crise de Suez montre bien les limites qu’implique le rôle ingrat réservé aux satellites des deux grandes puissances. L’alliance franco-britannique est contrainte de rentrer sagement à la maison par le couple américano-soviétique. Les États-Unis, qui se découvrent anticolonialistes, critiquent de plus en plus la gestion de la crise algérienne. Ces critiques sont perçues en France comme une ingérence dans les affaires intérieures. La France n’a pas intérêt à voir se développer une grande stratégie américaine, qui pourrait concurrencer la sienne dans ses anciennes colonies.
En 1958, en plein cœur de la décolonisation, est créé au sein du département d’Etat le poste de secrétaire d’Etat adjoint pour l’Afrique. Si les Etats-Unis ne signent pas d’alliance stratégique de défense avec le continent africain dans son ensemble, comme avec l’Amérique latine (Traité interaméricain d’assistance réciproque, 1947), l’Europe occidentale (Organisation du traité de l’Atlantique Nord, 1949), ou le Sud-Est asiatique (Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est, 1955), ils concluent cependant des accords de coopération militaire avec quelques pays, stratégiquement localisés en bordure des détroits, tels le Maroc et l’Egypte. Des accords largement médiatisés par le Maroc pour attirer la sympathie du président Obama dont l’accès à la Maison Blanche risque de sortir à nouveau la vieille idéologie anti-colonialiste américaine, et par conséquent, le soutien de la nouvelle administration américaine aux aspirations indépendentistes au Sahara Occidental.
La volonté de promouvoir l’expansion de la « civilisation américaine » (liberté de conscience, démocratie, égalité des chances) à travers le monde est articulée à la volonté de promouvoir la liberté de commercer et d’entreprendre. C’est là que réside l’ambivalence de l’argumentaire américain justifiant l’expansionnisme. Afin de promouvoir leurs intérêts économiques, les Etats-Unis soutiennent en effet l’abolition du colonialisme et l’ouverture au libre-échange, véritable impératif pour que leurs entreprises se développent.
Dès son retour au pouvoir en 1958, De Gaulle comprend qu’il est acculé à accorder les indépendances africaines. Les discours décolonisateurs américain et soviétique renforcent en effet le mouvement des peuples. Il accorde donc ces indépendances : c’est la face émergée de l’iceberg, toute blanche, « la France amie de l’Afrique », etc. En même temps, De Gaulle demande à son bras droit Jacques Foccart de mettre en place un système de dépendance intégrale : il s’agit de conserver un cortège d’États clients pour contrer toute intromission américaine et l’accès à des matières premières stratégiques. Foccart commence par sélectionner des chefs d’État « amis de la France » – par la propagande, des fraudes électorales massives, et deux punitions exemplaires : l’épouvantable répression des indépendantistes camerounais, l’élimination du président togolais élu malgré la fraude, Sylvanus Olympio. Le seul rescapé de ses complots, Sékou Touré, en deviendra paranoïaque. Foccart tient son « pré-carré » par un contrôle économique, monétaire, militaire et barbouzard. La convertibilité du franc CFA permet tous les circuits parallèles d’évasion de capitaux, de la rente des matières premières et de l’aide publique au développement. Paris impose une série d’accords militaires léonins, largement secrets. Chaque chef d’État est chaperonné par un officier de la DGSE, qui en principe le protège, mais peut aussi favoriser son élimination, comme dans le cas d’Olympio. Les Services français recourent au besoin à des groupes de mercenaires ou des officines de vente d’armes.
Des accords de défense signés au moment des indépendances donnent le cadre de la coopération militaire entre la France et divers pays africains. Ces mêmes accords empiètent parfois largement sur le terrain économique dans leurs annexes et sont souvent complétés par des accords spéciaux, tenus secrets.
Par exemple, l’Accord de défense entre les Gouvernements de la République française, de la République de Côte d’Ivoire, de la République du Dahomey et de la République du Niger du 24 avril 1961, établit l’installation de forces militaires françaises dans ces trois pays, leurs facilités de circulation et d’utilisation des infrastructures et évoque des « Accords spéciaux » aux termes desquels ces trois pays peuvent demander l’aide de la France en matière de défense. La deuxième annexe de cet accord de défense, concernant les « matières premières et produits stratégiques » (hydrocarbures, uranium, lithium…), stipule que ces mêmes pays, « pour les besoins de la défense, réservent par priorité leur vente à la République française après satisfaction des besoins de leur consommation intérieure, et s’approvisionnent par priorité auprès d’elle » et « lorsque les intérêts de la défense l’exigent, elles limitent ou interdisent leur exportation à destination d’autres pays ».
La politique africaine de la France ne se décide pas au parlement, elle n’est jamais débattue publiquement. Depuis près de cinquante ans, c’est à l’Elysée, ou plutôt à la cellule africaine de l’Elysée, que le Président et ses conseillers décident de l’assistance militaire à apporter aux pays africains ou aux régimes qui les gouvernent.
Avec le retour au pouvoir du Général Charles de Gaulle en 1958, la décennie qui suit est une période dure pour les relations bilatérales. Le président français conteste le leadership américain, estimant que la paix ne passe pas forcément par l’américanisation du monde. La France gaullienne cherche alors à montrer son indépendance vis-à-vis des États-Unis, notamment par sa sortie du commandement intégré de l’OTAN, la fermeture des bases militaires américaines installées en France et sa politique d’indépendance nationale qui touche tous les domaines de la diplomatie à l’art en passant par l’économie.
Le président Charles de Gaulle, bien qu’il ait un temps refusé la décolonisation française en Indochine, condamne l’aide militaire apportée par les États-Unis d’Amérique à la République du Viêt Nam (dite Viêt Nam du Sud) contre la rébellion communiste menée par le Viêt Minh (autoproclamé « République démocratique du Viêt Nam », dite Viêt Nam du Nord), ainsi que l’attaque israélienne lors de la guerre des six jours.
Le 21 février 1966, de Gaulle annonce sa volonté de se retirer du commandement militaire de l’OTAN, tout en restant membre de l’Alliance. C’est la fin d’un processus de désengagement qui avait débuté en 1959, après le rejet britannique de sa proposition de cogestion par les États-Unis, le Royaume-Uni et la France de l’état major de l’O.T.A.N. Cela annule le traité établi en 1948 visant à la libre circulation des troupes américaines sur le sol français. Le président des États-Unis redéploie les 70.000 hommes installés en France, vers la RFA, le Royaume-Uni, la Belgique et l’Italie.
La France, contrainte par les EEUU à quitter ses colonies africaines, l’Afrique est devenue le théâtre d’un affrontement diplomatique, stratégique et surtout économique entre la France et les Etats-Unis. En fait, « tant que les Etats-Unis et la France avaient des intérêts fondamentalement différents en matière de politique étrangère – l’idéologie pour les Etats-Unis, la culture et l’économie pour la France –, l’Afrique bénéficiait d’un régime de guerre froide complémentaire dans lequel les relations Etats-Unis-France tendaient à être équilibrées, coopératives et prévisibles. C’est dans ce contexte de guerre froide entre alliés qu’est née la Françafrique.
Dans cette guerre contre les EEUU, les foyers anglophones seront visés avec une violence sans égale. Ainsi, la France sera derrière la guerre du Biafra pour la scinder du Nigeria, les atroces guerres du Liberia et de la Sierra Léone et elle soutiendra le Cameroun contre les tribus anglophones qui revendiquent l’indépendance ou l’annexion au Nigeria et elle n’épargnera aucun effort pour empêcher la Gulf Oil de s’approprier des richesses pétrolières de l’Angola.
Les Etats-Unis laisseront faire au nom de la sauvegarde de l’Alliance Atlantique et la guerre contre l’URSS, mais cette situation consensuelle et stabilisée se dégrade au milieu de la décennie 1990, lorsque, pour Washington, la fin de la guerre froide réduit l’impératif idéologique au profit des objectifs économiques. Selon le principe « trade not aid », l’administration américaine se lance alors dans la diplomatie commerciale et affirme par la voix de Warren Christopher que les « zones d’influence » n’ont plus lieu d’être.
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